William Thay et Pierre Clairé pour Marianne : « Pour l’Occident, comment garder son âme sans basculer dans la Troisième Guerre mondiale ? »

À la suite de la conférence internationale de soutien, où Emmanuel Macron n’a pas écarté l’hypothèse d’envoyer des soldats français en Ukraine, William Thay et Pierre Clairé, membres du Millénaire, think tank indépendant spécialisé en politiques publiques, estiment que l’aide occidentale est indispensable à la survie du pays. Mais que son implication directe, à savoir l’envoi de troupes, conduirait à une Troisième Guerre mondiale.

À l’issue d’une conférence internationale de soutien, Emmanuel Macron n’a pas exclu l’envoi de troupes occidentales pour conduire la Russie à une défaite en Ukraine. Cette idée émerge de nouveau dans le débat public alors que la dynamique est favorable à Vladimir Poutine.  Alors que nous sommes entrés dans la troisième année de guerre en Ukraine, jamais la Russie n’a semblé être autant en position de force et l’héroïsme des soldats ukrainiens ne semble plus suffisant pour inverser cette tendance. Ainsi, sans réveil occidental et sans soutien supplémentaire, l’Ukraine perdra la guerre. Ce scénario qui effraie l’Occident, nous oblige à nous interroger sur l’opportunité d’envoyer des troupes au sol ou d’augmenter notre soutien militaire pour éviter que l’Ukraine ne tombe dans les mains russes.

La Russie a clairement pris l’avantage

L‘Ukraine est en difficulté depuis le milieu de l’année 2023 et la Russie dispose d’un avantage certain dans ce conflit. Alors que les Occidentaux plaçaient en elle beaucoup d’espoirs, la contre-offensive ukrainienne, lancée en juin 2023, n’a pas permis de briser les lignes russes et de découler sur une avancée majeure. Pire, la Russie reprend sa marche en avant pour étendre ses conquêtes territoriales. Ainsi, Avdiivka est tombée après des mois de combats alors que l’armée russe a réussi à prendre en tenaille sa rivale ukrainienne, pourtant composée de vétérans expérimentés. De même, une retraite de Robotyne, qui est une des seules prises majeures de la contre-offensive ukrainienne, serait une autre défaite symbolique pour les Ukrainiens. En ce début d’année 2024, la Russie est maîtresse des airs et peut facilement remplacer les chars et canons détruits ou capturés, à la différence de l’Ukraine qui ne peut que subir.

              L’Ukraine rencontre également des problèmes sur le plan interne, alors que nous étions habitués à une cohésion et une résistance ukrainienne sans précédent. Bien que Volodymyr Zelensky incarnait l’unité et la résistance ukrainienne il y a encore quelques mois, il fait face à des critiques de plus en plus importantes de la part d’une population démoralisée qui montre des signes de fatigue. Ces crispations se sont accentuées avec le départ de l’ancien commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le très populaire Valerii Zaluzhnyi. Le président ukrainien s’est séparé de son ancien commandant qui aurait pu lui faire de l’ombre et critiquait ouvertement sa stratégie depuis de longs mois. De plus, Zelensky est souvent remis en cause pour sa stratégie, par exemple par le maire de Kiev, Vitali Klitschko, mais aussi au sein du Parlement, qui continue de bloquer une nouvelle loi de mobilisation.

Sans soutien supplémentaire, l’Ukraine va perdre

Ce conflit long n’est pas une mauvaise nouvelle pour Vladimir Poutine, qui se contenterait volontiers de ce pourrissement de la situation. La dynamique est en faveur de la Russie puisque les nouvelles économiques et géopolitiques vont en ce sens. Tout d’abord, l’économie russe a mieux résisté que prévu aux sanctions occidentales et devrait enregistrer une croissance plus importante que celle de la zone euro cette année. Avec la transformation de son économie, la Russie est en mesure de financer les efforts de guerre. De plus, l’aide occidentale diminue, en raison d’un épuisement des populations frappées durement par la crise économique. Ensuite, l’Occident est confronté à l’apparition de nouveaux fronts au Moyen-Orient et à Taiwan, qui divisent son attention auparavant centrée uniquement sur l’Ukraine. Enfin, les événements géopolitiques sont favorables au chef du Kremlin. D’un côté, l’Occident est de plus en plus divisé quant au soutien à apporter à l’Ukraine, à l’image de la bataille entre les Républicains de Trump et les Démocrates de Biden aux États-Unis. De l’autre côté, le Sud Global semble indirectement ou tacitement souhaiter une victoire de Poutine pour mettre à mal la domination occidentale, ce qui est le seul point commun d’un ensemble hétérogène.

Petit à petit, sans réveil du soutien occidental, la Russie va accomplir ses objectifs de guerre. Pour rappel, Vladimir Poutine a lancé son opération spéciale sur trois fondements : la « protection des peuples russophones », « dénazifier » le régime, et démilitariser l’Ukraine. Le premier objectif est en passe d’être accompli avec l’annexion des Oblasts de Donetsk et de Louhansk ainsi que les territoires permettant de créer un chemin terrestre vers la Crimée. À court terme, le chef du Kremlin devrait consolider son objectif et contrôler complètement ces territoires. À plus long terme, il n’est pas exclu que la Russie décide de profiter de l’affaiblissement du soutien occidental pour accomplir son deuxième et troisième objectif. Il s’agirait soit de renverser le régime de Kiev pour créer une seconde Biélorussie, avec un pouvoir aux ordres de Moscou soit de neutraliser ou de finlandiser l’Ukraine. Cette situation n’est pas acceptable pour l’Occident, si elle veut éviter la fin de l’Histoire, à savoir la fin de la domination occidentale.

Faut-il aider davantage l’Ukraine ?

              À partir de ces éléments, nous avons établi quatre grands scénarios pour imaginer ce que pourrait devenir le conflit ukrainien dans l’année à venir. Ces quatre scénarios sont classés dans un ordre de probabilité : coréanisation du conflit (1) ; progression militaire russe (2) ; négociation pour cesser les hostilités (3) ; et un soutien occidental massif pour inverser les rapports de force (4).

Malheureusement pour l’Ukraine, les trois premiers scénarios signifieraient une défaite. Ils reposent sur le fait que sans soutien supplémentaire de l’Occident, soit on maintient l’équilibre actuel soit en dynamique la Russie renforce son avantage. À ce titre, que ce soit à travers un conflit long sur le modèle de la Guerre de Corée, une avancée militaire russe ou des négociations, l’Ukraine va perdre le conflit en cédant au moins 20% de son territoire (soit une surface supérieure à la Bulgarie ou au Portugal). Dans ces hypothèses, il n’est pas exclu que le régime de Zelensky tombe et que l’Ukraine soit in fine neutralisée ou finlandiser, ce qui serait une défaite pour l’Occident.

              La seule possibilité d’inverser cette tendance serait un soutien plus massif de l’Occident. Cela peut passer par quatre stades d’actions : une livraison militaire plus importante comme des armes offensives, passer en économie de guerre pour soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine, un soutien aérien pour contester la domination des airs par la Russie et enfin l’envoi de troupes au sol pour défendre l’Ukraine. En effet, pour inverser durablement le rapport de force sur le terrain, il est possible qu’un soutien matériel ne suffise pas et qu’il faille  envoyer un soutien aérien voire terrestre sur place comme l’envisage Emmanuel Macron. Cette hypothèse encore peu probable à court terme transformerait les Américains et les Européens en cobelligérants, et faire basculer le monde dans les prémisses d’une troisième guerre mondiale entre des puissances nucléaires.

Malgré un soutien occidental important tout au long de l’année 2023, l’Ukraine semble condamnée à perdre sans réveil de l’Occident. L’échec de l’Ukraine constituerait la première étape du renversement de l’Ordre Mondial par les pays du Sud Global. Si ces pays ne sont pas d’accord sur leurs objectifs, ils sont unis dans leur contestation de la domination occidentale et américaine. Ainsi, la défaite de l’Ukraine pourrait constituer une étape symbolique débouchant sur la remise en cause de la domination occidentale.

William Thay, président du Millénaire, think-tank indépendant spécialisé en politiques publiques

Pierre Clairé, Directeur adjoint des Études et spécialiste des questions internationales et européennes.

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Crédit photo : Zelensky, par Alex Hunt via Flirck sous licence CC BY 2.0

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