William Thay et Pierre Clairé pour Marianne « Affaire Fiona Scott Morton : Un sursaut européen pour contrebalancer l’influence américaine »

Au-delà du renoncement de l’Américaine Fiona Scott Morton à intégrer la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, il faut contrebalancer l’influence américaine en Europe dans son ensemble, estiment William Thay et Pierre Clairé, membres du Millénaire, think-tank gaulliste et indépendant.

La semaine passée a été riche en rebondissements en tout point et a interrogé l’idée d’autonomie stratégique de l’Europe. En parallèle du sommet de l’Otan, Fiona Scott Morton, ancienne lobbyiste américaine était pressentie, avant de renoncer, pour occuper un poste stratégique à la très influente Direction générale de la concurrence à Bruxelles. Le retour de l’Alliance atlantique au premier plan et le manque de discernement des institutions européennes quant au risque d’ingérence américaine appellent à un sursaut pour contrebalancer l’influence américaine sur le Vieux Continent.

Les États-Unis ont renforcé leur emprise en Europe

Alors que les présidences Obama et Trump avaient délaissé l’Europe au profit de la zone indopacifique, ce rééquilibrage des relations américaines semble révolu. La guerre en Ukraine a remis l’Otan sur le devant de la scène et a mis un frein à la politique de pivot asiatique. D’une part, l’invasion russe a renforcé la solidarité entre les pays membres de l’Otan face à une menace commune. Cette solidarité s’est manifestée par un alignement des positions européennes sur celles des États-Unis. D’autre part, pour répondre à la menace russe tout en réduisant les faiblesses structurelles de leurs armées, les pays européens investissent désormais massivement dans la défense, mais au profit de l’industrie américaine. En préférant s’équiper de matériel américain plutôt qu’européen, l’Europe a accéléré sa dépendance vis-à-vis du parapluie américain. Cet alignement sur les États-Unis signe la fin des velléités d’indépendance stratégique en Europe.

La tentative de nomination de Fiona Scott Morton comme économiste en chef de la Direction générale de la concurrence, l’un des postes les plus importants à Bruxelles, a provoqué une véritable levée de boucliers. Cette ancienne lobbyiste et membre de l’administration Obama a notamment travaillé avec Apple, Microsoft ou Amazon. Ainsi, cette nomination a logiquement inquiété alors que la Direction générale est chargée de faire appliquer la législation sur les Marchés Numériques (DMA) votée il y a quelques mois. Ce règlement doit affirmer notre indépendance numérique et se protéger de toute pratique néfaste des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ou autres géants technologiques américains à l’égard des citoyens européens. En nommant Fiona Scott Morton, Margrethe Vestager et Ursula von der Leyen ont démontré qu’elles étaient davantage préoccupées par l’alliance atlantique que par l’autonomie stratégique européenne.

Pas d’intérêts communs

Avec la guerre en Ukraine, nous avons vu qu’un alignement total de la diplomatie est impossible, si ce n’est au détriment des Européens avec un effacement de leur singularité. Tout d’abord, les Européens ont oublié que ce conflit les touchait bien plus que les Américains. De plus, si cette guerre les a poussés dans les bras des Américains, ces derniers ne voient cette guerre que comme une simple parenthèse et non comme une fin. Il s’agit pour eux d’avoir un levier de plus pour affaiblir l’axe Moscou-Pékin. En cas de tensions dans la zone indopacifique et en particulier avec la Chine, les Américains reporteraient leur attention sur la zone, délaissant progressivement la guerre en Ukraine alors qu’elle continuerait de hanter les Européens. La rivalité entre la Chine et les États-Unis pour le leadership mondial va structurer les relations internationales jusqu’au milieu du siècle et est au cœur des divergences entre Bruxelles et Washington. Si la dépendance des Européens vis-à-vis des Américains se réinstalle durablement, l’Europe serait obligée de suivre les positions des États-Unis face à la Chine alors qu’elle aurait tout intérêt à offrir une troisième voie cohérente avec une vision stratégique.

De l’autre côté, la tentative de nomination de Fiona Scott Morton a conduit à un sursaut des responsables politiques européens de tout horizon. Plus qu’une question idéologique, cette inquiétude a révélé le décalage entre les intérêts américains et européens. Les Américains veulent défendre et imposer les intérêts de leurs entreprises coûte que coûte et ne supportent pas voir des oppositions. Face à la résistance européenne, différentes méthodes comme l’extraterritorialité ou les menaces commerciales ont démontré que dans les relations internationales, les États n’ont pas d’amis mais n’ont que des intérêts. Ainsi, le retrait d’une économiste en chef américaine ayant travaillé pour des géants de la technologie états-uniens est une bonne nouvelle pour notre souveraineté industrielle et numérique.

Contrepoids

Face aux grandes mutations mondiales et à la concurrence économique féroce, l’Union européenne doit s’adapter aux nouveaux défis pour changer de politique en affirmant une volonté de puissance et une autonomie stratégique. Cela implique une stratégie d’influence pour contrebalancer l’influence américaine disproportionnée sur l’Otan ou l’industrie mondiale. Nous devons faire valoir un pilier européen dans l’Otan qui pourrait être un embryon d’Otan européen. Cette politique serait cohérente avec celle poursuivie par le général de Gaulle avec le plan Fouchet, qui visait à construire une Europe des nations, indépendante des autres superpuissances. Il faut aussi éviter de se retrouver avec des hauts fonctionnaires européens ou un secrétaire général de l’Otan davantage préoccupés par le fait de plaire aux Américains que par la défense de notre autonomie stratégique.

Toutefois, cette faiblesse n’est pas uniquement le fait des ambitions américaines, puisque l’Europe a choisi la voie de la facilité en se montrant docile, pensant profiter des largesses des États-Unis sans contreparties. Ainsi, nous devons entreprendre les efforts nécessaires pour renforcer notre poids et nous faire respecter dans le monde. Sur le plan de la défense, cela passe par plus d’investissements et une solidarité entre Etats-membres, pour recréer une industrie de défense rivalisant avec les Américains et les Chinois. Politiquement et économiquement, il faut en finir avec l’angélisme qui caractérise la politique européenne depuis des années et voir les Américains tels qu’ils sont, des partenaires économiques qui peuvent se transformer en concurrents. Cela implique donc le rejet de toute forme d’ingérence et un attachement à une politique industrielle européenne forte et indépendante.

Avec le retour du tragique en Europe et à l’heure de la concurrence économique mondiale, nous devons faire valoir une autre politique européenne qui doit équilibrer la défense des intérêts européens face aux intérêts américains. Un effacement au profit des États-Unis, même si cela peut sembler pratique à court terme, ne peut qu’être mauvais car aucun retour en arrière ne sera possible.

William Thay, Président du Millénaire et Pierre Clairé, directeur adjoint des Etudes du Millénaire

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Crédit photo : Creative Commons license CC-BY-4.0 © European Union 2022– Source: EP

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