Entretien de Matthieu Hocque et Clément Perrin pour Atlantico « Comment la France a sabordé sa puissance agro-alimentaire »

La France, la 2ème puissance agricole mondiale en 1980 derrière les États-Unis, est devenue la 6ème aujourd’hui.

Atlantico : Même pour l’alimentation, qui était une excellence nationale, la France a maintenant un gros déficit commercial d’à peu près 5 milliards d’euros par an. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Matthieu Hocque et Clément Perrin : La situation est paradoxale. La demande mondiale ne fait qu’exploser depuis les années 1980 avec l’essor de classes moyennes dans les pays émergents demandeuses de produits de meilleure qualité. La France en tant que champion agricole européen avec une agriculture haut de gamme aurait dû s’imposer dans la compétition alimentaire, comme les Allemands dans l’automobile. Seulement, la mondialisation n’a pas profité aux acteurs agricoles français, puisque la France, la 2ème puissance agricole mondiale en 1980 derrière les États-Unis, est devenue la 6ème aujourd’hui.

Le premier constat est que la France ne produit pas assez. Les décideurs publics ont longtemps nié le réel. Derrière un solde commercial excédentaire (supérieur à 10 milliards d’euros jusqu’en 2012) tiré en réalité uniquement par les vins, les céréales et les produits laitiers, se cachent en réalité une myriade de filières qui ont subi de plein fouet le tournant socialiste de 1981. Les différentes réformes socialistes de baisse du temps de travail ont pénalisé la compétitivité des exploitations agricoles et des entreprises agroalimentaires. Plusieurs chiffres sont alarmants : deux tiers des poissons consommés en France sont importés alors que la France dispose du second espace maritime mondial, ou encore la France est un pays d’élevage mais importe 70% des protéines végétales pour nourrir son bétail. Désormais, nous importons près de 20% de notre alimentation. Nos importations agricoles ont doublé depuis 2000, passant de 28 milliards d’euros à plus de 60 milliards d’euros selon les chiffres du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.

Le deuxième constat concerne les incohérences de notre système de production, de transformation et de consommation. Elles sont révélatrices du déclin de notre puissance agricole. La France est par exemple le premier exportateur mondial de pommes de terre mais importe massivement des chips. Elle possède une des plus grandes forêts d’Europe mais éprouvent de grandes difficultés à transformer ce bois pour en produire des meubles. Cela s’explique par l’absence de tissu industriel agro-alimentaire structuré autour de PMEs fortes orientées vers l’export de biens. L’industrie agroalimentaire française s’illustre par la petite taille de ces entreprises : seulement 20% des entreprises sont des PMEs, alors que 80% sont des toutes petites entreprises, ce qui n’aide pas à réaliser des gains de productivité et de soutenir de l’investissement vers les innovations de rupture.

Plus largement, quelle est l’ampleur du déclin de notre puissance agro-alimentaire ?

Matthieu Hocque et Clément Perrin : L’ampleur du déclin de notre puissance agro-alimentaire ne se mesure pas que par des chiffres économiques. Il se mesure également par le drame humain que vit le monde rural.

D’une part, le secteur agricole affronte une crise des vocations, notamment chez les agriculteurs. En 1990, on dénombrait quasiment un million d’agriculteurs. Aujourd’hui, ils sont moins de 400 000. De surcroît, plus de la moitié des exploitants agricoles ont plus de 50 ans et 30% des exploitants agricoles n’ont pas identifié de repreneurs. Le manque de renouvellement des générations peut nous conduire à vivre une décennie perdue pour notre agriculture car sans agriculteurs dans nos fermes, nous sommes condamnés à importer encore davantage.

D’autre part, les agriculteurs sont contraints à survivre alors qu’ils font pourtant le métier le plus essentiel du monde. Les exploitants agricoles ploient sous le poids des charges, des dépenses contraintes et la question du reste à vivre est devenue centrale :  le revenu moyen net imposable des exploitants agricoles est de 1 390€ pour une durée de travail moyenne hebdomadaire d’environ 53 heures. Ils sont les premières victimes de la guerre des prix que se livrent les acteurs de la grande distribution qui contraint la juste rémunération des agriculteurs, malgré la loi E-Galim.

Enfin, cette crise de vocation est accentuée par la crise des services publics dans la « France périphérique ». La France ne consacre que 18% de son budget issu de la PAC au développement rural. Les indicateurs de la vitalité du secteur agricole sont dans le rouge : l’employabilité des zones rurales, les risques psycho-sociaux ou encore la qualité des services publics et des infrastructures numériques en zone rurale. En effet, les territoires ruraux français sont marginalisés et davantage touchés par la crise de l’État-providence et des services publics, en témoignent le taux d’emploi, le nombre de lieux d’enseignement par habitant, les déserts médicaux ou encore la qualité du réseau routier.  

Qui sont les responsables, en France, du sabordage de notre filière ? Et quelles idéologies nous ont mené à cela ? 

Matthieu Hocque et Clément Perrin : Après avoir liquidé nos capacités énergétiques, les militants écoterroristes veulent liquider notre agriculture. Ils sont les principaux responsables du sabordage de notre filière, comme l’a encore montré le saccage de vergers dans la commune de Laveur ou encore l’occupation illégale de sites agricoles à Sainte-Soline. Sous couvert de défense de l’environnement et de lutte contre les pesticides, ces minorités agissantes saccagent les exploitations lorsqu’elles ne font pas suffisamment d’agriculture biologique ou qu’elles utiliseraient trop d’eau.

Ces écoterroristes contribuent à accélérer les deux crises mentionnés auxquelles est confronté le monde agricole : la crise de production et la crise des vocations. D’une part, ces saccages réduisent à néant plusieurs mois de travail, ce qui diminue directement la production de nos agriculteurs. D’autre part, ces saccages alimentent la crise des vocations en participant à culpabiliser les agriculteurs ou à culpabiliser les jeunes générations dans les lycées agricoles qui peuvent être découragées de faire ce métier.

Enfin, il est important de mettre fin au phénomène de « food bashing » ou de « marketing de la peur », qui est alimenté par des émissions télévisées et des livres, alors que la sécurité alimentaire n’a jamais été aussi performante. Les différents scandales sanitaires ont entraîné un accroissement des normes françaises et européennes qui protègent les consommateurs et les producteurs. Ce type de discours est encouragé par certains mouvements politiques se réclamant de l’écologie, mais qui sont souvent très éloignés des analyses scientifiques.

Quelles sont les responsabilités extérieures en la matière ?

Matthieu Hocque et Clément Perrin : Si la PAC a longtemps bénéficié au monde agricole, force est de constater qu’aujourd’hui l’Union européenne est devenue une partie importante du problème. A partir de la réforme Mc Sharry de 1992, le prix garanti aux exploitants agricoles diminue pour déployer de nouvelles aides aux exploitants agricoles via de nouvelles strates de paiement. De plus, la PAC n’a pas évolué sur l’harmonisation des règles de production agricole ce qui désavantage la production française.

Les acteurs agroalimentaires français sont confrontés à un cadre concurrentiel inégal pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les pays extra-européens peuvent souvent produire à moindre coût en raison de salaires plus bas, de normes environnementales moins strictes et d’une réglementation moins contraignante. Cela leur permet de proposer des produits à des prix plus compétitifs sur les marchés internationaux.

De plus, les autres États membres de l’Union européenne bénéficient souvent de conditions fiscales et réglementaires plus favorables que la France. Cela peut être dû à des politiques fiscales plus avantageuses, à une réglementation moins complexe ou à une meilleure coordination entre les différents niveaux de gouvernance. Enfin, certains accords commerciaux internationaux peuvent également désavantager les acteurs agroalimentaires français en ouvrant davantage les marchés à la concurrence étrangère. Cela peut se faire au détriment des producteurs français qui doivent faire face à une concurrence accrue de la part de pays tiers.

Est-il encore possible d’inverser la tendance ? 

Matthieu Hocque et Clément Perrin : Notre nation décroche sur le plan agricole. Seulement, cela n’est pas une fatalité. Certains pays ont réussi moderniser leur puissance agricole comme les Pays-Bas avec des filières d’exportations fortes comme l’horticulture, la viande, les produits laitiers les fruits et les légumes, issus notamment de l’agriculture sous serre). Les exportations de biens (serres, machines, etc.) et services dont les nouvelles technologies liées à l’agriculture, sont également dynamiques, et particulièrement sur les marchés hors-UE.Pour cela, il existe une action à conduire à l’échelle européenne et une action à conduire à l’échelle nationale.

A l’échelle européenne, nous devons impérativement veiller à assurer un jeu concurrentiel à armes égales au sein de l’UE et avec les pays tiers, notamment sur deux points clés : l’harmonisation des règles applicables dans le marché commun et la systématisation des clauses miroirs avec les pays tiers pour assurer une réciprocité des conditions de production économiques, environnementales, sanitaires et sociétales.

A l’échelle nationale, la France doit aussi impérativement mettre en place sa propre politique agricole pour relever les défis actuels. Tout d’abord, il est nécessaire de reconstituer notre population agricole en adoptant une politique fiscale moins restrictive et en simplifiant le droit des entreprises agricoles, notamment en ce qui concerne la transmission pour répondre à l’urgence du renouvellement des générations. Ensuite, il est important de se projeter sur les filières stratégiques à soutenir en créant un Observatoire de la souveraineté alimentaire, ainsi que sur les technologies agricoles révolutionnaires à venir en stimulant la R&D des acteurs agricoles.

Les générations précédentes ont réussi à construire une puissance agricole sur laquelle nous pouvons nous appuyer. Pour autant, ces atouts ne sont pas éternels et nous devrons faire face à de nouvelles crises alimentaires. Il est ains crucial de faire de notre modèle agricole un instrument de puissance par l’exportation, alors que la logique du rapport de force est de retour dans les relations internationales.

Matthieu Hocque, directeur adjoint des Etudes du Millénaire

Clément Perrin, directeur des Etudes du Millénaire

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Crédit photo : Vignoble, Autumn nature, Lever du soleil, sous licence alohamalakhov via Pixabay

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