Atlantico : Dans quelle mesure le résultat des élections italiennes est-il lerésultat de 30 ans d’erreurs européennes ?
William Thay et Pierre Clairé : Le résultat des élections italiennes s’explique en partie pour la dégradation de la situation de l’Italie sur trois points : l’économie, les vagues migratoires et la classe politique. Le dernier point n’est pas imputable à l’Union européenne mais les deux premiers le sont en partie à cause de l’Europe. Il ne s’agit pas non plus d’exonérer l’Italie des mauvais choix à la fois de ses dirigeants et des Italiens qui n’ont pas mis les bons politiques au bon moment, mais l’Union européenne a aggravé la situation italienne sur le plan économique et migratoire. Les Italiens ont exprimé en 2018, un vote antieuropéen avec la victoire du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue de Matteo Salvini. Après l’expérience ratée du Gouvernement d’Union nationale, ils ont renouvelé leur volonté de mettre à la tête de l’Italie, une eurosceptique avec Giorgia Meloni. Celle-ci ne va pas pour autant quitter l’Union européenne ou l’euro, mais elle doit imposer un changement de politique au niveau national et au niveau européen sur le plan économique et sur le plan migratoire. Ainsi, les Italiens ont exprimé leur défiance à l’égard de l’Europe telle qu’elle est conduite actuellement et donc à l’Europe de Maastricht ainsi qu’à l’Europe allemande.
Nous avons vécu une évolution de l’Union européenne 30 ans après l’adoption du traité de Maastricht en passant à une Europe de Maastricht et surtout à une Europe à hégémonie allemande. Alors qu’en 1992, il n’y avait que 12 pays membres, nous sommes désormais 27 pays et le centre de gravité s’est déplacé de Bruxelles ou Paris vers Berlin. Pour illustrer, nous avions les trois pays principaux de l’Union européenne de 1992 qui possédaient à la fois la même démographie et également la même puissance économique, à savoir la France, le Royaume-Uni et la République fédérale allemande (Europe de l’ouest). Avec la réunification allemande, nous avons un pays qui surclasse ses voisins tant sur le plan économique, démographique et politique par son poids dans les institutions européennes. En effet, dans les institutions européennes, le pays le plus influent est celui qui possède le plus siège au Parlement européen à travers sa démographie, la plus grande économie, et qui possède le plus d’allié. Sur ce dernier point, l’Allemagne possédait des alliés naturels en raison d’une proximité idéologique et d’intérêt dans les pays d’Europe du Nord. À ces pays, il faut rajouter les pays d’Europe central et de l’est avec l’élargissement de l’Union. Ainsi, la France ou le Royaume-Uni pouvait rivaliser avec l’Allemagne dans les années 80 mais désormais la France est en position défavorable face à l’Allemagne.
À ce déplacement du centre de gravité de l’Union européenne vers Berlin, il faut ajouter que le traité de Maastricht et les suivants ont transféré une partie de la souveraineté des États membres vers les institutions européennes. C’est le cas notamment de la politique économique ou de la politique migratoire. La politique économique a été transféré sur le plan monétaire avec l’introduction de la monnaie unique à travers l’Union économique et monétaire. De plus, la politique budgétaire est désormais contrainte avec la fameuse règle des 3% de limitation du déficit pour harmoniser les pays de la zone euro. De plus, la politique migratoire est désormais encadrée par les règles communes sur l’accueil des réfugiés avec les règlements de Dublin. De même, les accords de Schengen suppriment les frontières intérieures de l’Union européenne pour faciliter la libre circulation des personnes au sein de l’Union européenne. C’est-à-dire que les institutions européennes possèdent davantage de poids dans les politiques publiques actuellement pour les peuples européens que dans les années 80 notamment sur le volet migratoire et sur le volet économique.
À la différence des années 80, l’Union européenne a plus de pouvoirs dans les politiques publiques avec les transferts de compétence, et l’Allemagne est le pays qui possède le plus d’influence dans les institutions européennes. Cette double évolution a eu des conséquences dans les années 2010 avec deux cas précis : la gestion de l’après crise financière de 2008 avec la crise des dettes souveraines et la crise migratoire. L’Allemagne, et on ne peut pas lui reprocher, défend ses intérêts et sa vision sur ces deux enjeux qui sont antagonistes avec en partie les pays d’Europe de l’Est et surtout avec les pays d’Europe du Sud.
Sur le premier point, avec la crise financière de 2008 et celle des dettes souveraines, les institutions européennes sous impulsion allemande ont mis en place des politiques d’orthodoxie budgétaire à savoir centré sur la réduction des déficits. Ils ont ainsi incité la Grèce, l’Italie ou encore l’Espagne a augmenté les impôts et réduire les dépenses publiques pour limiter le déficit public et l’endettement sans pour autant mettre en place une politique de relance. Cela a conduit à une meilleure tenue des comptes publics pour ces pays mais également à une récession importante. En effet, lorsque vous pratiquez une politique d’austérité par baisse de dépenses publiques ou hausse des impôts, vous compressez la demande, ce qui ralentit la consommation et entraine enfin la récession.
En comparaison, les pays anglo-saxons comme les États-Unis ont mis en place dès janvier 2008, une politique monétaire accommodante comprenant une baisse des taux directeurs puis des quantitative easing pour soutenir l’économie américaine. Il a fallu attendre le fameux discours de Mario Draghi « Whatever it Takes » le 26 juillet 2012 pour un changement de politique monétaire de la part de l’Union européenne. Cela s’explique notamment par le refus de l’Allemagne d’utiliser la politique monétaire au regard de son histoire avec l’épisode d’hyper-inflation dans les années 30. De plus, la dirigeante de l’époque Angela Merkel devait défendre les intérêts allemands, et surtout de son électorat principalement retraité, en protégeant leur épargne d’une menace inflationniste. Alors que les Américains ont rattrapé leur PIB d’avant-crise financière, assez rapidement, il a fallu plus de temps pour les européens pour s’en remettre et en particulier pour les pays d’Europe du Sud. Cela s’explique par la différence de stratégie entre les anglo-saxons privilégiant la croissance au détriment du déficit et avec les européens sous impulsion allemande privilégiant les comptes publics à la croissance.
Sur le second point, la déstabilisation de l’Afrique et du Moyen Orient avec les Printemps Arabes jusqu’à l’apparition de Daech conduit à la crise migratoire des années 2010 jusqu’au pic de l’année 2015. Sur ce point, l’Allemagne a plaidé pour une politique migratoire en fonction de ses intérêts, en décidant d’ouvrir ses portes aux migrants de la guerre en Syrie. En effet, l’ancienne chancelière Angela Merkel avait deux raisons : soutenir la démographie allemande vieillissante pour avoir une main d’œuvre jeune afin de financer les retraites allemandes ainsi que pour des raisons éthiques et humanistes pour laver le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Seulement si cet accueil important pouvait profiter aux allemands, ce n’était pas forcément l’avis des pays d’Europe du Sud comme l’Italie déjà exposé aux vagues migratoires ou des pays d’Europe de l’Est comme la Hongrie. La décision d’Angela Merkel n’a pas eu que des conséquences pour l’Allemagne, mais elle a créé un appel d’air pour les migrants d’une part et elle a empêché le soutien des protections des frontières extérieures de l’Union européenne.
Pour résumer et illustrer les défaillances de l’Europe de Maastricht et de l’Europe allemande, c’est comme si en France, on menait une politique nationale uniquement pour les intérêts de Paris sans pour autant avec une solidarité nationale à l’égard des autres départements qui ont des intérêts différents de ceux de la capitale. L’Union européenne des dernières années a mené une politique sous l’impulsion des Allemands pour les intérêts allemands sans pour autant avoir de solidarité à l’égard des pays d’Europe du Sud comme l’Italie. Ainsi, il n’est pas anormal qu’une partie des Italiens ont voté pour une nouvelle politique et pour un nouveau rapport de force avec les institutions européennes.
Atlantico : A quel point l’Europe a-t-elle insuffisamment aidé, ou mal aidé, l’Italie que ce soit sur le plan économique, migratoire ou politique ?
William Thay et Pierre Clairé : Sur le plan économique, l’Europe a aggravé la crise économique dans les années 2010 en Italie. La crise financière de 2008 a conduit l’ensemble des pays européen dont l’Italie à avoir recours à l’endettement pour recapitaliser les banques et à soutenir l’économie, ce qui a fait exploser la dette publique. Cette explosion a conduit à la crise des dettes souveraines avec une montée des taux d’intérêts notamment dans les pays d’Europe du Sud : Espagne, Portugal, Italie et Grèce. Cette forte montée de taux d’intérêt s’explique notamment par le manque de solidarité européenne, puisque ces pays bénéficiaient de taux bas en raison de leur appartenance à la zone euro. Les investisseurs se disaient ainsi que l’Union européenne allait garantir les dettes des États membres, ce qui n’a pas été le cas au début de la crise. Ce manque de solidarité a été ensuite comblé par le discours de Mario Draghi « whatever it takes » en expliquant que la Banque Centrale Européenne ne laissera pas tomber l’euro, ce qui implique une solidarité.
Pour répondre à cette crise, les institutions européennes sous l’impulsion de l’Allemagne ont d’abord encouragé l’Italie a changé de politique économique. Mario Monti remplaçant Silvio Berlusconi en 2011, devait mettre en place une politique de rigueur pour rassurer les marchés financiers sur la solvabilité de la dette italienne et les partenaires européens. En effet, ces derniers ont demandé à l’Italie de mettre en place des mesures d’austérité (hausses des impôts, réduction des dépenses publiques, privatisations, etc.) pour éviter que la troisième économie de la zone euro soit victime d’une crise de sa dette, entrainement une crise de la crise euro. Ces mesures n’ont pas été accompagné par des politiques de croissances, mais ont visé principalement à réduire le déficit pour réduire le déficit public. Cela a entrainé une baisse de la croissance italienne. Pour illustrer, les Italiens en 2022 gagnent 10% de moins selon l’OCDE que dans les années 2000. En comparaison, les États-Unis et le Royaume-Uni ont très vite pris des mesures qui ont été accompagné par une politique monétaire accommodante pour soutenir la croissance.
En revanche, on peut souligner que les institutions européennes et les États membres ont mieux réagi lors de la crise sanitaire que lors de la crise des dettes souveraines. Ils ont mis en place des mesures pour soutenir le pouvoir d’achat des ménages, avec une politique monétaire allant dans le bon sens. De plus pour éviter une nouvelle crise de la zone euro, et une récession, l’Union européenne sous l’impulsion de certains États membres comme la France a mis en place un plan de relance. Ce dernier doit permettre aux États membres les plus touchés de bénéficier de marges de manœuvres supplémentaires pour soutenir et reconstruire leur économie. Cependant, si l’on observe la réaction des Italiens, ce changement de politique arrive un peu tard. Même si l’Italie s’est vue accorder la part la plus importante du plan de relance de 750 milliards voté en 2020, ils n’ont jamais été libre de dépenser cet argent comme ils le souhaitaient, étant tenus par un cahier des charges strict. À ce titre, Giorgia Meloni a fait campagne pour dépenser cet argent autrement notamment pour la politique énergétique, soutenir les entreprises industrielles et la consommation des italiens.
Sur le plan migratoire, l’Italie reproche à l’Union européenne de ne pas avoir fait preuve de solidarité lors de la crise migratoire des années 2010. Tout d’abord, les Printemps arabes, la guerre en Libye, et l’apparition de Daech ont déstabilisé le Maghreb et le Moyen-Orient. Ensuite, le souhait d’Angela Merkel d’accueillir un million de réfugié à créer un appel d’air vers l’Europe. Enfin, la proximité de l’Italie avec ces zones de migration l’a exposé en première ligne des flux migratoires de façon importante.
Ainsi l’Italie expose les paradoxes du système européen sur la question migratoire avec l’espace Schengen. L’Union européenne a supprimé ses frontières intérieures pour favoriser la libre-circulation des personnes, pour se concentrer sur ses frontières dites extérieures. Seulement, ce sont les pays d’Europe du Sud qui sont les plus exposés or ce sont les pays en difficulté sur le plan économique. Ainsi, on a mis en place un système où l’agence européenne de protection des frontières (Frontex) ne dispose peu de moyen et où on demande aux pays les plus en difficultés depuis la crise financière de 2008 d’assurer soit la protection des frontières soit d’accueillir les migrants en raison du règlement Dublin. Or les difficultés économiques ne permettent pas à ces pays de faire face à la crise migratoire. En effet, les faibles marges de manœuvres sur le plan budgétaire avec un niveau d’endettement important, ne permettent pas à l’État italien de recruter davantage de fonctionnaires pour protéger ses frontières. Son fort taux de chômage ne permet pas non plus d’intégrer les migrants de la meilleure des manières sur le marché du travail. Cette accumulation de difficultés a accentué les problématiques d’intégration des migrants auxquels il faut ajouter les tensions identitaires autour des différences culturelles entre les Italiens et les migrants.
Deux questions se sont posées pour l’Union européenne lors de la crise migratoire : la répartition des migrants et le soutien à l’Italie dans sa protection des frontières. Sur la première question, une solution européenne a été envisagée mais aucun pays n’a véritablement voulu appliquer une politique de répartition. Ainsi, en application du règlement Dublin, c’est le pays où le réfugié a fait sa demande qui est responsable de l’accueil du migrant. L’Italie avec la Grèce font ainsi partie des pays qui critiquent le plus ce règlement, en considérant qu’il est inégalitaire pour les États membres. Ce manque de solidarité s’explique qu’excepté l’Allemagne et un petit nombre de pays, aucun des autres États membres n’étaient en accord avec Angela Merkel pour ouvrir les portes des migrants au pic de la crise en 2015. Sur le second point, l’agence Frontex est régulièrement critiqué pour son manque d’efficacité, son manque de moyens dans la protection des frontières. Aussi, l’Italie attendait certainement un changement de législation pour revoir les procédures d’accueil des migrants, une réforme de Schengen et un soutien pour la protection des frontières. Sur ces différents points, elle a bénéficié d’un soutien relatif avec une prise de conscience tardive de la part des institutions européennes. Pour illustrer, l’Italie était une terre d’émigration jusque dans les années 70-80. Selon l’ISTAT, en 1980, 321 000 étrangers vivent en Italie (soit 0,57% de la population totale), contre 1,3 million (2,34 % de la population totale) en 2000 et enfin 5,6 millions en 2018 (près de 9% de la population totale). En 20 ans, le nombre d’étrangers en situation régulière résidant en Italie a quintuplé.
Sur le plan politique, l’Italie fait face à ses propres démons puisque son système politique favorise l’instabilité gouvernementale. En moyenne, un gouvernement en Italie tient 384 jours, soit le pire score en Europe. Ce système a certes été révisé par une loi électorale en 2017, pourtant sous la dernière législature (2018-2022), nous avons connu 2 présidents du Conseil et 3 coalitions parlementaires. La première entre juin 2018 et septembre 2019 entre le Mouvement 5 étoiles et la Lega de Matteo Salvini. La seconde entre septembre 2019 et février 2021 entre le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate. La troisième entre février 2021 à maintenant, d’Union nationale sauf le parti de Meloni menée par Mario Draghi. C’est-à-dire que sans nouvelles élections législatives, on a connu en moins de 4 ans, 3 coalitions parlementaires. Pour illustrer, c’est comme si en France, on avait d’abord une coalition entre Mélenchon et Marine Le Pen, puis une alliance entre Mélenchon avec Valls et Macron, enfin une alliance entre Mélenchon, Macron et Le Pen. Ces changements d’alliance seraient effectués sans élection, c’est-à-dire sans changement de députés à l’Assemblée nationale. Cela serait impensable en France, et cela démontre l’état de la classe politique italienne.
À ce titre, l’Union européenne a plutôt tenté d’aider l’Italie, puisque des personnalités qualifiées comme Mario Monti et Mario Draghi ont eu un parcours européen important. Le premier s’est illustré comme commissaire européen avant de devenir Président du Conseil, tandis que le second est considéré comme avoir sauvé l’euro au plus fort de la crise des dettes souveraines avant lui aussi d’être Président du Conseil. Surtout, à la différence du parcours politique français, ces deux personnalités n’étaient pas des hommes politiques italiens avant d’accéder à des fonctions européennes. Les Italiens ont pu exprimer des désaccords sur les choix politiques des deux hommes, mais il n’y a pas eu de remise en cause de leur compétence pour exercer des fonctions de gouvernants. De plus, leur expérience à la tête du Gouvernement était un peu courte pour ne pas dire qu’ils ont été davantage victime du jeu politique italien que d’une inefficacité à gouverner. Mario Monti est resté Premier ministre pendant 1an, 5 mois et 12 jours tandis que Mario Draghi l’est resté 18 mois avant son annonce de démission.
Atlantico : Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ? Dans quelle mesure est-ce, comme l’analyse Ben Judah, le choix d’une fuite en avant européenne comme moyen de contrebalancer les problèmes systémiques du pays ?
William Thay et Pierre Clairé : On peut voir la construction européenne comme une fuite en avant mais aussi un moyen d’obliger à l’intégration forcée aux mécanismes européens en créant des dépendances de fait.
Sur le premier point, l’Italie, la France et d’autres pays d’Europe du Sud ont pu être tentés par la fuite en avant européenne pour contrebalancer les problèmes systémiques du pays. Il faut se rappeler du contexte particulier dans lesquels se font les avancées européennes : souvent lors des crises. Dans le cas du traité de Maastricht, le contexte des années 1980 était marqué par une inflation importante ainsi qu’un ralentissement économique en raison des deux chocs pétroliers (1973 et 1979). L’Euro aligné avec le Deutsche Mark était un moyen de lutter contre l’inflation, tout comme un mandat strict d’un banque centrale indépendante en accord avec les thèses monétaristes. L’Europe était à la fois un moyen d’une fuite en avant pour répondre aux problèmes systémiques de l’Italie mais également une réponse efficace. Seulement, ces solutions auraient pu être adoptées dans chaque État comme l’Italie sur le modèle du Royaume-Uni sous Margareth Thatcher ou des États-Unis sous Ronald Reagan. En revanche, elles étaient difficilement acceptables socialement, et on peut traduire cette fuite en avant européenne comme un moyen de faire accepter les solutions par un organe extérieur. Implicitement, c’était le projet de François Mitterrand qui a couplé son tournant de la rigueur avec la construction européenne.
Sur le deuxième point, la difficulté est importante désormais pour ces pays qui n’ont pas affronté leurs problèmes structurels. Ainsi, la France, l’Italie et les autres pays d’Europe du Sud n’étaient pas prêt à passer aussi rapidement à la monnaie unique en raison des divergences économiques avec les pays du nord. Seulement, une fois la solution européenne adoptée, il apparait inconcevable pour ces pays de sortir de la zone euro, ce qui conduirait à une baisse importante du niveau de vie et se conclurait par un scénario à l’Argentine. Une fois dans cette situation, vous ne disposez que de deux choix : espérer un changement au niveau européen ou conduire des réformes à marche forcée. C’est ce qui s’est passé en Grèce avec Syriza de Tsipras par exemple, qui voulait initialement quitter la zone euro pour ensuite adopter une politique d’austérité. De même, en Italie, la majorité électorale dégagée des urnes en 2018 composées du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue devait mener une politique d’affrontement contre l’Union européenne. Finalement, ils se sont coalisés pour former un Gouvernement d’Union nationale autour du pro-européen et ancien gouverneur de la Banque centrale européenne Mario Draghi. L’avancée européenne crée une contrainte pour l’ensemble des gouvernants en particulier des pays de la zone euro, où les solutions pour s’en sortir restent dans un certain cadre.
Atlantico : Comment ces choix italiens en matière d’Europe – et les choix européens concernant l’Italie – ont mené à un déclassement économique et social des Italiens, à une perte de souveraineté, à un défaut de solidarité européenne, avec, en plus, une classe politique de piètre qualité ?
William Thay et Pierre Clairé : Les États membres de l’Union européenne ont souhaité avancer beaucoup trop vite dans la construction européenne alors que les pères fondateurs préconisaient plutôt la méthode des petits pas. L’adoption de l’acte unique européen, du Traité de Maastricht et l’élargissement à l’est ont été une erreur en regard des divergences très profondes entre les pays du Nord et du Sud ainsi qu’entre les pays de l’Ouest et de l’Est. Cela l’est d’autant plus que l’Union européenne possède des caractéristiques d’un État fédéral ou un organe supranational sans pour autant être un État. En effet, vous pouvez construire une nation qui posséderait des divergences entre ses régions ou ses départements, mais vous bénéficier d’un État qui assure la solidarité entre ces régions. De plus, dans une nation, l’État est légitime d’assurer telle ou telle décision parce que le Gouvernement est considéré comme légitime par la très grande majorité de ses habitants.
En comparaison, les États-Unis possèdent 50 États qui connaissent des divergences très profondes sur le plan démographique, sur le plan économique, etc. Mais lorsqu’un État est en difficulté, il bénéficie de la solidarité nationale de la part de l’État fédéral. Ainsi, chaque État fédéré a des devoirs à l’égard de l’État fédéral, et peut agir dans un ensemble de politique mais est parfois soumis à la politique menée par l’État fédéral. Dans le cadre de l’Union européenne, les États membres ont transféré leurs compétences et sont donc soumis à la politique menée par les institutions européennes sans pour autant bénéficier de la solidarité européenne lorsque les choses vont mal. Ainsi, comme illustré précédemment, l’Italie subit un cadre commun en matière migratoire mais d’une part ne reçoit très peu d’aide lorsqu’elle affronte la crise migratoire et ne peut pas changer de politique parce qu’elle doit attendre un changement de législation européenne. Seulement, est-il possible d’avoir un changement rapide de la législation européenne lorsque les intérêts sont différents entre les États et qu’on doive se mettre d’accord à 27 avec les élargissements ?
Les dirigeants européens ont également voulu faire l’Europe trop rapidement, sans que les bases nécessaires à une Europe cohérente existent. À ce titre, l’adoption de la monnaie unique sans les conditions préalables nécessaires était une erreur. Il fallait soit d’un côté, avancer d’abord sur une intégration économique en Europe afin de faire converger les États membres. C’est-à-dire réduire petit à petit les divergences entre eux pour qu’ils possèdent des intérêts similaires sur le plan fiscal, monétaire, budgétaire, etc. Dans ce cadre, l’Italie aurait dû davantage se préparer à affronter le choc de compétitivité subi par la différence du cout du travail avec d’autres pays européens, réformer son marché du travail, réduire sa dette publique avant l’adoption de l’euro, etc. Soit il fallait assumer les divergences, pour mettre en place une solidarité européenne notamment à travers la politique budgétaire. Ce deuxième point permettait de soutenir la différence de compétitivité entre un pays comme l’Allemagne qui a bénéficié de l’euro puisque cela a rendu ses produits moins chers qu’avec le Deutsche Mark alors que ça a été le cas inverse pour des pays comme la France ou l’Italie.
Dans le cadre d’une solidarité européenne à travers un budget de la zone euro ou des euro-obligations, nous n’aurions pas connu de crises économiques comme la crise des dettes souveraines d’une telle ampleur. De la même manière, une partie des excédents commerciaux enregistrés par les pays d’Europe du Nord aurait servi à soutenir les investissements et les dépenses des pays d’Europe du Sud. Si cette solidarité est acceptée dans un État, où on ne pose pas la question de soutenir par exemple la Corse, les DOM-TOM ou certains départements. Cette solidarité n’est pas acceptée par les pays d’Europe du Nord.
Seulement, il n’est pas juste que de faire le procès seul des institutions européennes, puisqu’il a fallu des dirigeants nationaux pour accepter ces décisions. L’Italie a transformé son économie pour l’adapter à la mondialisation, aux exigences de l’euro et du marché unique européen. Seulement cette adaptation à marche forcée n’a pas forcément été acceptée par les citoyens. Ainsi, comme en France, les Italiens ont d’abord libéralisé les marchés financiers, privatisé les fleurons nationaux pour les soumettre aux exigences du droit européen de la concurrence. Dans un premier temps, ce fut une solution gagnante avec des indicateurs clairement dans le vert. En effet, en devenant membre de la zone euro, le pays a grandement bénéficié des investissements étrangers et d’une dette peu chère. En revanche, cela a été plus difficile pour la suite, parce que ces taux d’intérêts peu élevés au début, ont explosé avec la crise financière de 2008 créant une situation insoutenable. En effet, avec des faibles taux d’intérêts grâce à l’euro, les pays d’Europe du Sud ont été incités à beaucoup emprunter sans pour autant bénéficier d’atout économique justifiant ces faibles taux. Cela a explosé avec la crise financière et la crise des dettes souveraines qui ont mis en lumière le décalage entre le niveau d’endettement de ces pays avec leur capacité réelle à rembourser.
Il faut ajouter que pour la France, l’Italie et d’autres pays d’Europe du Sud, cette adaptation de l’économie à la mondialisation et aux exigences européennes a été accompagnée d’une hausse des dépenses sociales pour amortir le choc économique et social. Seulement, la hausse des dépenses sociales financée par l’impôt ou les cotisations sur le travail sont inefficientes pour pouvoir être compétitif dans une économie ouverte et concurrentielle. Ainsi, on peut résumer que l’Union européenne a encouragé cette fuite en avant, mais que les dirigeants nationaux ont fait des mauvais choix et ont précipité la chute de l’Italie.
Les arrivées au pouvoir de Mario Monti et Mario Draghi visaient essentiellement à adapter l’Italie à la mondialisation et au marché unique européen afin de résoudre ses problèmes dits structurels. Il faut plutôt voir ces arrivées comme des moyens de maintenir l’Italie dans le système européen pour éviter une sortie. Mario Monti est arrivé dans le cadre de la crise des dettes souveraines pour mettre en place une politique d’austérité permettant à l’Italie de rester dans la zone euro. De la même manière, Mario Draghi arrive à la tête d’un Gouvernement d’un pays très affaibli par la crise sanitaire. Ces deux nominations visaient essentiellement à permettre à l’Italie de poursuivre son chemin dans la construction européenne par le biais de remèdes européens.
William Thay et Pierre Clairé : Il y a une certaine fatalité dans la situation italienne, entre ses problèmes structurels, son instabilité politique, son inadéquation à l’union économique et monétaire, etc. Les résultats des élections de dimanche ne sont pas vraiment surprenants. Les Italiens avaient déjà exprimé en 2018 leur choix de mettre en tête deux formations antieuropéennes et populistes avec le Mouvement 5 étoiles et la Lega de Matteo Salvini. Malgré la parenthèse du Gouvernement d’Union nationale mené par Mario Draghi, ils ont maintenu leur choix envers la seule candidate eurosceptique qui ne s’était pas compromis dans cette coalition nationale. Ainsi, on observe une chute très importante pour le M5S (passé de 32,68% en 2018 à 15,43% en 2022) ou la Ligue (passée de 17,35% en 2018 à 8,77% en 2022). Ainsi, dans ce contexte, il apparait que la déclaration d’Ursula Von der Leyen n’a fait que renforcer ce sentiment des Italiens. Ces derniers en avaient assez de subir les remontrances des élites européennes et ont choisi de faire confiance à la seule candidate qui leur semblait capable de les affronter.
À ce titre, il faut noter que Giorgia Meloni est davantage eurosceptique qu’antieuropéenne, elle souhaite une renégociation de l’utilisation du plan de relance européen et des règles budgétaires. En revanche, elle ne souhaite plus quitter ni l’Union européenne ni l’euro. Ainsi Giorgia Meloni a réussi l’exploit de se faire élire comme antisystème tout en étant compatible avec une partie du système et notamment les élites économiques.
Aussi, on peut interroger de la façon suivante, est-ce que le choix de italiens qui souhaitaient une offre politique nationale et populiste est rationnelle ? Ainsi, les Italiens, plutôt déçus par leur classe politique, attendaient un changement au niveau économique, migratoire et européen. Quel candidat leur restaient-ils d’autre ? Le M5S et la Lega étaient à la fois décrédibilisés par leur participation au Gouvernement d’Union nationale menée par un pro-européen comme Draghi alors que ces deux mouvements s’étaient fait élire comme antieuropéen. De plus, leur méthode brutale de négociation face à l’Union européenne s’est montrée inefficace, et la méthode différente de Meloni pouvait apparaitre plus adaptée.
William Thay, président du Millénaire, think-tank gaulliste spécialisé en politiques publiques.
Pierre Clairé est spécialiste des questions européennes, diplômé du Collège d’Europe et Directeur adjoint des Études du Millénaire, think-tank gaulliste spécialisé en politiques publiques
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Crédit Photo : Giorgia Meloni, via WikimediaCommons sous licence Public Domain
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