Porté par des résultats records aux européennes, le Rassemblement national suscite de nombreuses attentes après la dissolution de l’Assemblée. Le mot d’ordre pour ces législatives est clair : Jordan Bardella Premier ministre. Cette stratégie vise à mobiliser les électeurs qui veulent tourner la page du macronisme pour placer, pour la première fois, une personnalité du RN à la tête du Gouvernement. Cela offre un puissant moteur de mobilisation mais aussi un risque de déception comme François Mitterrand en 1981 qui avait opéré le tournant de la rigueur face au choc de la réalité.
Une attente nommée Bardella
Trois carburants électoraux expliquent le vote « Bardella ». Premier carburant, il incarne une rupture avec le manque d’efficacité et l’impuissance politique, qui a marqué la politique française malgré les alternances depuis 40 ans. Le RN souffrait face à la prédominance technique des partis de gouvernement jugés meilleurs pour gouverner par leur expertise. Seulement, nous avons assisté à un effondrement de la crédibilité du macronisme avec des résultats économiques très mitigés (déficit public de 5,5% du PIB, 3e endettement public de la zone euro, etc.). De son côté, le RN est plus solide qu’avant sur la forme grâce à son institutionnalisation à l’Assemblée et sur le fond grâce au recrutement d’une équipe technique en lien avec l’augmentation du nombre de députés et la dédiabolisation du parti.
Deuxième carburant, son parti est devenu le parti du quotidien des Français qui parle davantage que les autres de leurs priorités comme le pouvoir d’achat ou l’insécurité. En effet, d’un côté, la gauche a délaissé le quotidien des Français en abandonnant les classes moyennes et populaires au profit de « la fin du monde » (climat ou Palestine). De l’autre côté, les Républicains sont devenus un parti de notable plus proche de ses racines de l’UDF que du parti populaire et gaulliste (le RPR) en privilégiant son côté gestionnaire notamment au niveau local et la « lutte contre les déficits » au niveau national.
Troisième carburant, l’échec des politiques à réguler et stopper les flux migratoires alors que Jordan Bardella est jugé le meilleur dans ce domaine. Les enquêtes d’opinion indiquent qu’une majorité de Français ne veut plus accueillir plus de migrants. Or, les partis souhaitant réduire les flux migratoires n’ont pas répondu aux attentes. Après une trentaine de lois depuis 1980 pour limiter l’immigration, la dernière tentative de réforme fruit d’un compromis entre Renaissance et les Républicains, s’est faite censurer par le Conseil constitutionnel. Le RN apparait aux yeux des Français comme le plus crédible, parce que ce sont les seuls qui n’ont pas été essayés au pouvoir et ils bénéficient de l’ancienneté sur ce sujet depuis la création du FN en 1972.
La France manque de marges de manœuvre
Jordan Bardella devra composer avec une réalité : la France est dépendante de l’étranger pour mettre en œuvre un programme ambitieux sur le plan migratoire, sécuritaire ou économique. Sur le plan migratoire, il doit composer avec les pays de départ pour son projet de demandes d’asile à la frontière ou contre les réseaux de passeurs. Sur le plan sécuritaire, pour mettre fin au trafic de drogue qui alimente la délinquance de rue, la France dépend des pays producteurs de drogue (Amérique du Sud, Maghreb et Moyen-Orient) et de la coopération européenne aux frontières. Enfin, sur le plan économique, la France dépend de l’Europe, à travers la BCE pour sa politique monétaire et le plan de relance pour ses investissements stratégiques. Privé de ces leviers, Jordan Bardella manquera tout autant de marges de manœuvre que ses prédécesseurs et se retrouvera dans la même situation que Giorgia Meloni qui a composé avec les institutions européennes.
De plus, la France est à un stade de déclassement économique jamais atteint auparavant. Notre pays vit un profond décrochage depuis 1981. En 1980, le PIB par habitant de la France est de 12 713$ par habitant contre 12 574$ par habitant pour les Etats-Unis. En 2020, il est de 39 030$ par habitant en France contre 63 413$ par habitant. Seulement, notre décrochage économique implique de relancer la production pour que la France génère plus de revenus. Seulement, l’augmentation du PIB par tête suppose des gains de productivité à travers des réformes structurelles (facteur travail) ; investir (facteur capital) pour améliorer les lignes de production, soutenir l’innovation ou construire de nouvelles infrastructures et trouver un autre modèle économique (facteur stratégique). Sur le facteur travail, Jordan Bardella s’est exprimé pour adoucir la dernière réforme des retraites. Sur le facteur capital, soutenir l’investissement public ou privé est difficile car l’État n’a plus de marges de manœuvres pour financer l’investissement directement ou via une « niche fiscale » en raison du déficit public (5,5% du PIB) et d’endettement (110% du PIB). La France est acculée face au mur de la dette et sous la menace de sanction de l’Union européenne.
Décevoir comme Mitterrand en 1981 ?
Jordan Bardella pourrait se retrouver dans la situation de François Mitterrand en 1981 avec un programme porteur d’immenses espoirs, mais qui doit composer avec le réel. Celui-ci avait été élu pour « changer la vie des gens » avec des mesures symboliques (hausse du SMIC, revalorisation des prestations sociales, etc.). La politique de relance devait stimuler la croissance économique par la consommation intérieure. Seulement, ce plan de relance était inadapté au contexte économique après les chocs pétroliers pour trois raisons : le contexte international qui a isolé la France car les autres pays luttaient contre l’inflation avec des remèdes néolibéraux (1), la dégradation du déficit public (le plan Mauroy coutait près de 1,70% du PIB) dans un contexte de faible croissance en Europe (2) et le plan de relance a servi à acheter des biens importés du Japon ou d’Allemagne ce qui a alimenté le déficit commercial (3). Ainsi, la réalité économique a contraint François Mitterrand à changer de politique avec le tournant de la rigueur en 1983 décevant les Français qui l’ont sanctionné aux législatives de 1986. Cela a emporté d’autres conséquences, les ouvriers et les catégories populaires qui votaient pour la gauche s’en sont progressivement détournés au profit du Rassemblement national.
Ainsi, en cas de victoire, Jordan Bardella pourrait décevoir les Français car le tournant de la rigueur 2.0 semble inévitable. La charge de la dette, soit les dépenses liées au remboursement de la dette, représentent 75 milliards d’euros pour 2024, soit le premier poste de dépenses de l’Etat. Même sans action supplémentaire, la France perd la confiance de ses créanciers avec des dégradations de sa notation financière impliquant un renchérissement du coût de la dette en lien avec une remontée des taux d’intérêt. Cette situation conduit à une situation insoutenable où lorsque le taux d’intérêt est supérieur à la croissance, la dette augmente naturellement si aucun plan de rigueur n’est adopté. Or, cela contrevient au programme de Jordan Bardella qui prévoie une augmentation des dépenses publiques (près de 100 milliards d’euros), même si ce dernier a laissé entendre des ajustements. Seulement, les dépenses supplémentaires sont difficiles à financer puisque l’État doit déjà chercher 20 milliards d’euros d’économies pour 2024. Le prochain locataire de Matignon est pris dans une triple tenaille : dégradation des comptes publics, pression des marchés financiers, sanction possible de l’Union européenne.
Les faibles marges de manœuvres obligeraient Jordan Bardella à adopter un tournant de la rigueur en cas de victoire. Il se retrouverait dans la même situation que Alexis Tsipras en Grèce ou encore Giorgia Meloni en Italie et risquerait de décevoir une partie de son électorat qui attend des mesures fortes sur le plan économique et social. Sans cela, il est contraint à des résultats au niveau sécuritaire et migratoire. Seulement, le RN aura besoin de la coopération des institutions européennes pour agir sur l’ensemble des leviers sur ces thématiques. Cette situation peut conduire à une déception comme François Mitterrand alors que l’attente est immense.
William Thay, Président du think-tank indépendant Le Millénaire
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Crédit photo : Members say solidarity within EU is key to helping Ukraine and ending the war, Drapeaux Franco-Allemand sous licence Attribution 2.0 Generic, via Wikimedia Commons
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