William Thay et Pierre Clairé pour le JDD « Pour éviter la fin de l’Histoire, il faut soutenir l’Ukraine »

TRIBUNE. Selon William Thay, président du Millénaire* et Pierre Clairé, directeur adjoint des Études et spécialiste des questions internationales et européennes, l’échec de l’Ukraine constituerait la première étape du renversement de l’Ordre Mondial par les pays du Sud.

Avec la guerre en Ukraine, les Occidentaux se retrouvent face à un dilemme semblable à celui des Américains durant la Seconde Guerre mondiale. Soit, ils choisissent d’abandonner progressivement l’Ukraine. Soit ils comprennent que le soutien à l’Ukraine va plus loin que la défense de son intégrité territoriale et que ce sont nos valeurs et notre crédibilité comme puissance qui sont en jeu. En cas de défaite, nous pourrions assister à un enchaînement d’événements entraînant la fin de la domination occidentale.

Les Occidentaux prêts à lâcher l’Ukraine ?

Sans l’aide occidentale l’Ukraine n’est pas en mesure de continuer le combat et doit capituler face à la Russie. Cette dépendance a longtemps été agitée comme un épouvantail par les dirigeants occidentaux afin d’expliquer le soutien financier et matériel offert à Kiev depuis le début de la guerre. De plus, l’échec de la contre-offensive ukrainienne inaugure des temps difficiles pour l’Ukraine. Sans soutiens supplémentaires de l’Occident, une nouvelle offensive ukrainienne n’aurait aucune chance de succès. Pire, la fin des livraisons occidentales signerait à coup sûr la fin des ambitions de Kiev, qui ne pourrait plus continuer le combat.

Nous voyons dernièrement un affaiblissement de l’aide occidentale à l’Ukraine, ce qui inquiète en plus hauts lieux à Kiev où l’on craint même l’arrêt total de cette aide. Ce phénomène est accentué par une opinion publique lassée et épuisée par la situation économique. Les citoyens européens et américains sont désormais plus préoccupés par leurs fins du mois que la fin de l’Ukraine. Ce contexte donne des sueurs froides à Zelensky. En effet, le Congrès américain a récemment bloqué un paquet d’aide destiné à l’Ukraine alors que les États-Unis ont été les plus grands bienfaiteurs de Kiev durant cette guerre. Les choses vont dans la même direction en Europe, alors qu’une aide additionnelle est menacée par certains États membres de l’UE comme la Hongrie ou la Slovaquie.

La Russie est en position de force et va profiter de son avantage

Ces hésitations occidentales ravissent la Russie, qui a véritablement pris l’ascendant dans cette guerre. Alors que la stratégie russe était mauvaise dans les premiers mois de l’invasion, l’armée échouant à faire tomber Kiev, la seconde phase du conflit est clairement à l’avantage de Poutine. L’armée russe tient ses positions et n’est pas inquiétée par la contre-offensive ukrainienne car de solides défenses ont été érigées. De plus, il ne faut pas exclure une potentielle offensive russe dans les prochains mois, qui leur permettrait de solidifier leur contrôle des oblasts annexés.

Malgré les appels répétés de Poutine à la paix, il n’est pas ouvert au dialogue tant ses objectifs n’ont pas été atteints. Ceux-ci sont au nombre de deux : l’accès aux mers chaudes et la neutralisation de l’Ukraine. La Russie a sécurisé un accès aux mers chaudes, objectif historique des souverains russes, avec l’annexion de la Crimée et de régions côtières ukrainiennes. De plus, l’objectif initial de Poutine reste présent avec la volonté d’étendre sa sphère d’influence et d’empêcher le ralliement de l’Ukraine aux Occidentaux. Ainsi, il n’a vraisemblablement pas abandonné l’idée de faire de l’Ukraine un pays satellite acquis à sa cause, sur le modèle biélorusse. Pour cela, il espère que le temps joue en sa faveur avec une baisse progressive du soutien de l’Occident.

Le soutien occidental de l’Ukraine est nécessaire pour éviter la fin de l’histoire

Une défaite de l’Ukraine pourrait constituer le symbole d’une « fin de l’Histoire » selon le concept philosophique de Hegel, repris par Francis Fukuyama. Le premier a affirmé que la victoire de Napoléon à Iéna avait constitué la fin de l’Histoire en termes d’évolution de la société humaine vers « l’État universel et homogène ». Le second affirmait qu’après la Chute du Mur de Berlin, il était vraisemblable que l’on aboutisse à une victoire de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Ainsi, la défaite de l’Ukraine pourrait constituer le symbole d’une défaite occidentale contre un régime autoritaire et le début de la fin de la domination occidentale. Cela refermerait une parenthèse ouverte avec la chute de l’Empire chinois lors des guerres de l’Opium.

Or, si nous suivons le raisonnement de Francis Fukuyama, ne peut-on pas dire qu’une défaite de l’Ukraine pourrait entraîner la fin de la parenthèse de domination occidentale ? Si nous allons au bout de cette réflexion, plusieurs hypothèses pourraient aller dans ce sens : d’abord, la victoire d’un état autoritaire sur un autre soutenu par les Occidentaux, malgré les sanctions, serait possible (1) ; d’autres états autoritaires comme la Chine peuvent-ils se sentir pousser des ailes et passer à l’acte de leur côté (2) ; enfin, l’ordre mondial établi après la Seconde Guerre mondiale sous l’influence des États-Unis pourrait-il survivre à de tels revers et prospérer (3) remettant en cause la domination occidentale sur le long terme.

La victoire de la Russie en Ukraine constituerait un symbole, cela signifierait que les sanctions occidentales ont moins d’effet que par le passé et que leurs aides militaires ne sont plus aussi capitales. Ainsi, il ne faut pas douter que les services de communication de la Russie et de ses alliés ne vont pas hésiter à démontrer la supériorité de leur modèle par rapport à celui de la démocratie libérale. Si par cas, cela n’a pas d’effet sur les populations occidentales en imposant un changement dans nos démocraties libérales, cela pourrait convaincre d’autres pays du Sud Global qui hésitaient, de sauter le pas et de bouder les Occidentaux pour rejoindre les camps autocrate.

Cela pourrait aussi donner une motivation supplémentaire à d’autres pays autocratiques pour agir et défier l’Occident, notamment à la Chine sur la question de Taïwan. Il est probable que Xi Jinping observe avec attention la situation en Ukraine pour parfaire son éventuelle invasion de Taïwan. D’un côté, il doit regarder l’efficacité et le mode opérationnel du soutien occidental pour soutenir un État moins puissant que son voisin. De l’autre côté, il observe aussi que les opinions publiques se lassent et que le temps long joue en faveur des régimes autoritaires comme le sien à la différence de ce qui fut observé durant la Seconde Guerre mondiale ou la Guerre froide. Dans l’hypothèse, d’une réduction considérable de l’aide occidentale en Ukraine, quelle crédibilité restera-t-il à l’Occident et en particulier aux États-Unis dans la défense de l’Ukraine ?

L’échec de l’Ukraine constituerait la première étape du renversement de l’Ordre Mondial par les pays du Sud Global au détriment des Occidentaux. Si ces pays ne sont pas d’accord sur leurs objectifs, ils sont unis dans leur contestation de la domination occidentale et en particulier celle des États-Unis. Ainsi, la défaite de l’Ukraine pourrait constituer, une étape symbolique débouchant sur la remise en cause de la domination occidentale notamment par le biais des institutions internationales. Dans cette hypothèse, on ne peut exclure une remise en cause de l’ordre et la sécurité internationale comme nous la connaissons depuis la Chute du Mur de Berlin aboutissant à une fin de l’Histoire : celle de la domination occidentale sur le monde.

William Thay, Président du Millénaire
Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du Millénaire

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Crédit photo : Sommet de l’OTAN, via Wikimedia Commons, CC BY 4.0 Deed

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