Le 22 janvier 1963, le général de Gaulle signait le traité de l’Élysée avec le chancelier allemand Konrad Adenauer pour sceller la réconciliation des deux nations. Soixante ans plus tard, l’objectif a été atteint : la France et l’Allemagne n’ont plus entraîné l’Europe dans la guerre. Pourtant, cette dernière a fait son retour sur le Vieux Continent, mettant en difficulté la “locomotive” franco-allemande. En effet, cette unité affichée cache un divorce fondé sur des antagonismes profonds liés à des choix de politiques publiques divergents opérés par chaque nation. Au point qu’il est à se demander si le divorce du “couple” franco-allemand n’est pas une opportunité stratégique que doit saisir la France.
Une relation à bâtir nécessaire pour les deux pays et pour la sécurité de l’Europe
L’histoire de la France et de l’Allemagne constitue le cœur de l’histoire de l’Europe. Par l’Empire carolingien, les deux nations ont des origines communes qui les ont poussées à régulièrement s’affronter puisque les deux pays revendiquent l’héritage de l’Empire afin de dominer l’Europe. Napoléon permit dans un premier temps à la France de dominer l’Europe en démantelant le Saint Empire romain germanique en 1806. Puis l’Allemagne prit sa revanche en 1871 avec la proclamation de l’Empire allemand, dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Cette rivalité culmine lors du XXe siècle après les deux tragiques conflits mondiaux aboutissant à la nécessité de tourner une page de l’histoire.
Le général de Gaulle fut un grand artisan du rapprochement franco-allemand, signant les accords de l’Élysée et multipliant les initiatives communes avec l’Allemagne. Mais c’est sous les mandats de Valéry Giscard d’Estaing et de Helmut Schmidt que les observateurs parlent pour la première fois de “couple franco-allemand”. Alors que la paire a été un moteur majeur de la construction européenne, l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, survenue peu après la réunification allemande, a durablement redistribué les cartes. En effet, face aux nouvelles divergences d’intérêts stratégiques, les Allemands ont mis leurs gains nationaux devant ceux de la France, qui s’est entêtée dans une relation à sens unique.
Des divergences stratégiques fortes qui remettent en cause cette relation
Les divergences franco-allemandes correspondent aux trois dépendances stratégiques sur lesquelles l’Allemagne s’est construite. Premièrement, par contrainte historique, les Allemands ont fait le choix de renoncer à une stratégie de puissance, ce qui les a conduits à dépendre des Américains pour leur défense, à la différence de la France. Ainsi, les Allemands se sont toujours montrés fervents atlantistes et défenseurs de l’Otan, et donc hostiles à une Europe de la défense sous protection française. Une position qui s’est vérifiée lors de la guerre en Ukraine, lorsque l’Allemagne a décidé de commander des F-35 américains ou de se baser sur le bouclier antimissile financé par les États-Unis, au détriment de la France.
Deuxièmement, l’Allemagne a pris le parti de soutenir son industrie en bénéficiant d’une énergie bon marché avec le gaz russe, qui l’a rendue dépendante de Vladimir Poutine. En parallèle, l’Allemagne a décidé de s’opposer à la France et au développement de l’énergie nucléaire par souci de compétitivité. En dépit de la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine, les Allemands s’opposent encore à la France sur le sujet en refusant d’inclure l’énergie nucléaire comme énergie verte dans la taxonomie européenne, ou de reconnaître son intérêt pour produire de l’hydrogène vert. La France, quant à elle, refuse toujours de suivre les Allemands et de donner son accord à la construction du gazoduc MidCat, entre la France et l’Espagne.
Enfin, les Allemands ont choisi de privilégier leur économie, en forgeant des relations commerciales avec des pays tiers et en se concentrant sur la défense de leurs seuls intérêts. Ainsi, ils ont bâti une stratégie d’investissements et d’exportations à destination de la Chine pour profiter de sa puissante classe moyenne (400 millions d’habitants, soit l’équivalent de la population de l’Union européenne), demandeuse de biens et services haut de gamme. De même, ils regardent continuellement vers l’est de l’Europe, sorte de continuation de l’Ostpolitik de Willy Brandt, visant à agrandir leur sphère d’influence et trouver des débouchés pour leurs produits manufacturés. L’expansion économique à l’est est une double réussite économique pour l’Allemagne. D’une part, l’Europe de l’Est assure à l’industrie allemande des conditions de production favorables, d’autre part, la Chine lui assure des débouchés, alors que l’intérêt pour la France et l’Union européenne est limité.
Un divorce synonyme d’opportunité pour la France ?
Les élargissements européens, la succession des crises et le retour de la guerre en Europe ont accéléré le revirement allemand. Pourtant, l’arrivée d’Olaf Scholz laissait entrevoir de bonnes relations franco-allemandes par sa relation privilégiée idéologique et politique avec Emmanuel Macron, une proximité inédite depuis le couple Merkel-Sarkozy. En effet, les deux dirigeants partagent un logiciel politique identique, la social-démocratie, et s’étaient affichés proches quant à leur vision des relations entre les deux nations. Pour autant, cette bonne entente a souffert du pragmatisme allemand, préférant défendre ses intérêts stratégiques au détriment du “couple franco-allemand” face à la répétition des crises.
Il faut donc que les décideurs publics français prennent conscience de cette réalité et cherchent à imiter nos voisins pour défendre nos intérêts stratégiques. D’autant plus que la succession des crises donne raison aux grands principes gaullistes qui structurent la position française, à savoir une autonomie stratégique acquise grâce à une souveraineté militaire, économique, énergétique, technologique et sanitaire. Pour pouvoir appliquer cette stratégie, la France aura besoin de rattraper son retard économique sur l’Allemagne. En 2000, le PIB par habitant des deux pays était équivalent, alors qu’en 2020, le PIB par habitant français représente 88 % du PIB par habitant allemand.
Il ne faut pas pour autant cesser toute collaboration avec l’Allemagne et s’opposer automatiquement à nos voisins. Cette position irait certainement à l’encontre de nos intérêts stratégiques. En revanche, face aux mutations du XXIe siècle, le divorce du couple franco-allemand doit être une opportunité pour renouer avec notre idéal français de grandeur et de puissance en diversifiant nos partenaires stratégiques pour pouvoir parler au monde entier.
Pierre Clairé, directeur adjoint des études au Millénaire
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Crédit photo : Drapeaux Franco-Allemand sous licence CC BY-SA 2.5, via Wikimedia Commons
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