Pierre Clairé pour Valeurs Actuelles : « Comprendre le retour des extrêmes en Allemagne »

TRIBUNE. Ce dimanche 1er septembre ont lieu les élections régionales en Saxe et en Thuringe, dans l’est de l’Allemagne. La dynamique des partis extrêmes à gauche et à droite fait envisager leur victoire. Pour Pierre Clairé, directeur adjoint des études du think tank Le Millénaire, spécialiste des questions européennes et internationales, il est nécessaire d’en comprendre les raisons.

L’Allemagne a été le théâtre d’expression des pires idéologies totalitaires du XXème siècle, avec le régime nazi d’extrême droite entre 1933 et 1945 et la RDA devenue l’un des régimes communistes modèles du bloc de l’Est. Depuis la chute du Mur de Berlin, l’Allemagne a refusé les extrêmes. Seulement, les prochaines élections locales en Thuringe, Lander de l’Est, le 1er septembre placent les formations de l’AfD (30% des voix) et du BSW (20% des voix) en tête. Or, diaboliser ces partis ne les fera pas reculer, il est impératif de comprendre les sous-jacents de cette percée exceptionnelle des extrêmes en Allemagne.

Le retour des extrêmes en Allemagne

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne, ou plus précisément l’Allemagne de l’Ouest, a pris des mesures considérables pour se distancer des idéologies extrêmes. En effet, les Alliés ont cherché à dénazifier l’Allemagne par le biais des procès de Nuremberg contre les dirigeants, d’un renouvellement des élites administratives, médiatiques et culturelles ayant servi le IIIe Reich et par une catégorisation de la société opérée par les Alliés. Seulement, cela a surtout été appliqué à l’Ouest, puisque l’après-guerre a vu l’interdiction de partis extrêmes cherchant à saper la démocratie. Par exemple, le Parti socialiste du Reich a été interdit en 1952, suivi par le Parti communiste d’Allemagne en 1956. Le système démocratique allemand, renforcé par sa constitution, a été conçu pour empêcher toute résurgence de l’autoritarisme. En revanche, ce travail n’a pas été fait à l’Est gangréné par le stalinisme et le communisme. Ainsi, les idéologies d’extrême droite et d’extrême gauche n’ont jamais complètement disparu, mais sont plutôt restées en marge de la société.

Aujourd’hui, le paysage politique en Allemagne est témoin d’une résurgence de ces idéologies extrêmes, notamment à travers la montée de l’extrême droite avec l’AfD et le mouvement d’extrême gauche BSW. Ces deux partis se sont constitués en rupture avec leur camp. D’un côté, l’AfD a été fondée en 2013 par des anciens de la CDU contre le merkelisme qui incarne les impuissances de la politique menée par l’Union européenne. En effet, l’AFD a obtenu ses premiers succès électoraux sur l’euroscepticisme et les sentiments nationalistes, anti-immigration et anti-establishment. De l’autre côté du spectre, le BSW a émergé d’une scission au sein du parti de gauche Die Linke. En effet, ses fondateurs ont critiqué le parti de gauche pour avoir abandonné la classe ouvrière au profit des « gauchistes de style de vie ». Le BSW se présente comme une alternative populiste, attirant à la fois des électeurs de gauche déçus et ceux qui pourraient généralement pencher vers l’extrême droite, notamment en critiquant l’immigration et le capitalisme mondial.

Leurs carburants électoraux

Le premier carburant électoral des deux mouvements est l’impuissance sur les plans migratoire et sécuritaire. La crise migratoire de 2015 a vu Angela Merkel accueillir en une année près de 1,5 million de migrants principalement en provenance de Syrie, d’Afghanistan et de la Corne de l’Afrique. Alors adoubée par l’ensemble des partis traditionnels de droite (CDU, libéraux) comme de gauche (SPD, écologistes et die Linke), cette doctrine a importé une insécurité massive en Allemagne. Celle-ci est s’illustre à la fois par une hausse du nombre de faits de criminalité (+5,5% pour la seule année 2023) et une hausse de la proportion des étrangers délinquants et criminels (22,7% en 2015 contre 41% en 2023 alors qu’ils ne représentent que 15% de la population). Seul parti à faire le lien entre immigration et insécurité, l’AfD a gagné un soutien significatif, notamment dans les régions de l’Est de l’Allemagne, où le mécontentement à l’égard de la gestion gouvernementale de diverses questions dont l’immigration, est profond. Si certains politiques allemands ont appelé à une dissolution de l’AfD, force est de constater qu’avec l’émergence du BSW ces derniers mois, une gauche anti-immigration, ces derniers ont gagné la bataille culturelle.

Le second carburant électoral des deux mouvements concerne les disparités socio-économiques entre l’ancienne Allemagne de l’Est et de l’Ouest persistantes malgré la réunification. En effet, les régions de l’Est ont souffert de deux dynamiques néfastes au début des années 2000 : l’accélération de la mondialisation alors que la croissance allemande dépend de la demande internationale puisque dépendante des exportations et les élargissements de l’UE qui ont encouragé la délocalisation de l’appareil productif allemand vers des pays comme la Pologne, la Hongrie ou encore la Roumanie. De ce fait, ce n’est pas l’Allemagne des métropoles ou de l’Ouest qui en ont été victimes, mais les régions de l’Est. Le PIB par habitant de Thuringe est de 28 953€ en 2022 contre une moyenne fédérale de 40 088€ (14ème sur 16ème Länder) et le taux de chômage est de près de 7% en 2023 contre près de 3% en moyenne. Ainsi, cette situation a engendré un profond sentiment de trahison et de déception parmi les citoyens de l’Est qui se sentent abandonnés par le gouvernement fédéral. L’AfD et le BSW ont su exploiter cette frustration en se présentant comme les véritables défenseurs des intérêts des « oubliés » de la réunification.

Quelles leçons pour l’Europe et la France ?

Les succès électoraux récents de l’AfD et du BSW ont de quoi inquiéter. L’AfD a non seulement remporté 15 sièges lors des élections européennes (plaçant le parti en 2ème position au niveau national), mais elle se positionne aussi comme un acteur majeur lors des prochaines élections régionales en Thuringe et en Saxe. Les sondages indiquent que l’AfD pourrait obtenir plus de 30 % des voix dans ces régions, ce qui en ferait un acteur incontournable sur la scène politique locale. Le BSW, bien qu’encore en phase de croissance, commence également à gagner du terrain, en particulier dans les régions de l’est de l’Allemagne. Le parti a récemment franchi le seuil de 10 % lors des élections européennes dans ces régions. Le parti d’extrême a d’ailleurs obtenu 6 députés au Parlement européen, ce qui fait que les partis extrêmes représentent un cinquième des voix en Allemagne. D’autant plus que les Allemands seront appelés aux urnes dans un an pour élire le Bundestag.

Seulement, ne pas comprendre les ressorts électoraux de l’AfD et du BSW conduira nos dirigeants vers l’impasse. Plus de la moitié d’un peuple d’une région d’un des pays fondateurs de l’Union européenne censé avoir tourné le dos aux extrêmes, fait le lien entre une immigration massive et insécurité et entre désindustrialisation et paupérisation. Les peuples européens ne « votent plus contre » une politique, mais plutôt aspirent à un autre projet de civilisation et un autre projet économique. Il ne s’agit plus d’un vote de contestation, mais d’un vote d’adhésion à un nouveau projet collectif.

L’Allemagne a toujours été un laboratoire politique pour le meilleur comme le pire. L’émergence d’une nouvelle droite et d’une nouvelle gauche pourrait préfigurer des profonds bouleversements du paysage politique en Europe et fragiliser la coopération des nations européennes sur des sujets clés comme la politique économique ou migratoire.

Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du Millénaire, spécialiste des questions européennes et internationales

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Crédit photo : AfD hand bills Asylchaos, Oxfordian Kissuth, sous license Attribution-Share Alike 3.0 Unported.

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