Pierre Clairé pour Marianne : « L’Allemagne entre dans le camp des ingouvernables »

L’Allemagne a longtemps été présenté comme un modèle politique en Europe. Sans parti majoritaire dans l’opinion et au Bundestag, la doctrine du « compromis à l’allemande » a permis de maintenir une forte stabilité politique grâce à de grandes coalitions. Seulement, à l’approche des élections anticipées, l’Allemagne est au bord d’une crise politique qui la fera entrer dans le camp des ingouvernables au même titre que la France, l’Espagne ou l’Italie en son temps. Non pas parce que le pays aura un Gouvernement minoritaire, mais parce que le fondement de la politique allemande depuis 1949 est battu en brèche avec une logique du « compromis » intenable à l’heure de fragmentation et de polarisation électorale. 

Des droites majoritaires dans l’opinion, mais aucune issue gouvernementale

Près de la moitié des Allemands votent pour un parti de droite. D’un côté, la CDU et son pendant bavarois, la CSU, oscillent autour de 30% dans les intentions de vote. De l’autre, la progression spectaculaire de l’Alternative für Deutschland (AfD) la place à 22% des intentions de vote, devenant ainsi la deuxième force politique du pays. L’AfD n’est plus un simple parti de protestation, mais une force structurelle du paysage politique, tirant profit du mécontentement croissant lié aux mauvaises orientations politiques des partis de Gouvernement. Le pays s’est rendu vulnérable sur le plan économique par sa dépendance énergétique à la Russie conduisant à souffrir de l’inflation (7,9% d’inflation en 2023, 4,2% en 2024) et sur le plan sécuritaire par l’accueil de près de près de 7,8 millions d’étrangers depuis 2015 sur-représentés désormais dans la délinquance (41% des actes en 2023). L’AfD a capitalisé sur ces angoisses économiques et sur la crise migratoire, se positionnant comme l’unique alternative crédible aux partis traditionnels. 

Bien qu’une coalition majoritaire entre la CDU/CSU et l’AfD soit mathématiquement possible, elle reste politiquement et historiquement inenvisageable. Friedrich Merz, le chef de la CDU, a exclu tout rapprochement avec l’AfD, pointant du doigt ses positions extrêmes, son euroscepticisme et sa politique radicale sur l’immigration. Markus Söder, l’influent chef de file de la CSU bavaroise est lui aussi fermement opposé à cette alliance. Pour l’AfD, gouverner avec la CDU/CSU poserait un dilemme existentiel : faire des compromis et risquer de s’aliéner son électorat, ou rester dans l’opposition et atteindre un plafond de verre. La progression de l’AfD repose largement sur son rejet du système politique établi ; une alliance avec la CDU/CSU pourrait être perçue comme une trahison par sa base. Ce cordon sanitaire empêche toute formation de coalition majoritaire. 

La Grande Coalition : une solution fragile

Ainsi, l’option la plus probable est une nouvelle « Grande Coalition » entre la CDU/CSU et le Parti social-démocrate (SPD). Cette architecture a longtemps assuré la stabilité allemande. Toutefois, plusieurs obstacles se dressent. Premièrement, elle pourrait ne pas être majoritaire au Parlement et plafonnerait autour de 40 à 45% des sièges. Elle nécessiterait donc un troisième parti pivot : les Verts ou les Libéraux du Parti libéral-démocrate (FDP). Or, les Verts sont en grande difficulté sur le plan électoral depuis la crise énergétique et le FDP pourrait ne même pas atteindre la barre des 5% et donc disparaitre du Parlement. Deuxièmement, le SPD est en chute libre dans les sondages, plafonnant à 16%, soit l’un de ses pires scores électoraux historiques. Il est directement associé à l’échec de la coalition « feu tricolore » post-Angela Merkel depuis 2021. Troisièmement, les lignes politiques se distendent entre les deux partis : la droite a durci sa ligne sur les questions régaliennes, lorsque la gauche est tentée par une ouverture plus à gauche sur les modèles de Pedro Sanchez en Espagne qui a conservé le pouvoir ou d’Olivier Faure qui a maintenu en vie le PS français.

Une fois n’est pas coutume, l’Allemagne pourrait s’inspirer de la France en adoptant le principe d’un « pacte de non-censure ». Si la Grande Coalition échoue, l’Allemagne pourrait être contrainte à son premier gouvernement minoritaire au niveau fédéral. Un gouvernement CDU/CSU minoritaire impliquerait des négociations constantes pour faire passer les lois et éviter une motion de censure. Dans ce scénario, la CDU/CSU pourrait tenter de négocier un accord de non-censure avec l’ensemble des partis à l’exception de l’AFD et de die Linke et du BSW. Seulement, à la différence de la France, le mode de scrutin et la campagne font qu’il n’y a pas de « front républicain », donc aucune base politique pour justifier un tel accord qui plonge le pays dans l’incapacité de mener des réformes alors que les indicateurs économiques, migratoires, sécuritaires, énergétiques ou même industriels sont dans le rouge. 

L’Allemagne dans le camp des ingouvernables

24 des 27 pays de l’Union européenne sont gouvernés par des coalitions, mais certains sont particulièrement ingouvernables. L’Allemagne entre dans ce bloc de pays comme la France parce que c’est son ADN politique qui est remise en cause. La particularité de la France depuis la dissolution et les élections législatives de 2024 est que l’ADN de nos institutions, à savoir le « fait majoritaire » n’existe plus avec la fragmentation électorale (constitution de trois blocs) et de sa polarisation (durcissement des trois blocs empêchant toute alliance entre deux blocs). 

L’Allemagne devrait voir l’ADN de ses institutions, à savoir le « compromis à l’allemande » disparaître. Cela s’explique par une fragmentation électorale et une polarisation extrême avec une extrême droite historiquement haute et une gauche ultra-radicalisée sur fond de guerre interne pour le leadership entre le BSW et die Linke. Cette tension conduit la droite à se radicaliser, mais pourrait aussi pousser la gauche et les Verts à faire de même. Ainsi, dans le cadre de prochaines élections après un échec de la « Grande Coalition », un Premier ministre de gauche minoritaire pourrait être à la tête d’une grande alliance de gauche type « Nouveau Front Populaire » regroupant le SPD, les Verts et l’un des deux partis d’extrême gauche et serait alliée au centre, à l’image de Pedro Sanchez en Espagne. 

Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du think-tank gaulliste et indépendant Le Millénaire, spécialiste des questions internationales et européennes, auteur du rapport « L’Allemagne dans le camp des ingouvernables ? »

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Crédit Photo : German conservative CDU leader Merz to run for chancellor in 2025, de Ebrahim Noroozi, via FMT, sous Licence CC BY 4.0.

Scholz’s coalition suffers rout at EU polls in Germany, via FMT, sous Licence CC BY 4.0.

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