L’élection fédérale anticipée de 2025 n’a pas couronné un projet, la peur. La campagne fut marquée par un vote utile contre Donald Trump, à l’image de la présidentielle française de 2022 où Emmanuel Macron a capitalisé sur un vote rejet de Vladimir Poutine. Seulement, une telle élection ne tranche pas les réponses à apporter aux préoccupations populaires. À terme, cette incapacité à répondre aux grandes attentes populaires pourrait ouvrir un espace béant pour une future vague conservatrice, peut-être plus sérieuse et plus structurée.
Les Libéraux en tête
Le 28 avril 2025 devait marquer la fin d’une ère après le raz-de-bol de la gouvernance Trudeau. Pouvoir d’achat en berne, croissance anémique, crise du logement, immigration massive, montée de l’insécurité : tout concourait à une alternance historique. En 2024, le PIB du Canada a péniblement progressé de 1.5 %, bien en dessous de la moyenne des pays développés. Pendant ce temps, l’inflation se maintenait à 3 %, grignotant le pouvoir d’achat des ménages. Le prix moyen d’une maison atteignait 746 000 dollars canadiens, condamnant des générations entières à renoncer à la propriété tout en devant affronter des loyers explosant. À cela s’ajoutait un afflux migratoire sans précédent : 1,45 million d’immigrants en 2 ans ! Corollaire de ce point, l’insécurité a explosé : +20 % d’augmentation des crimes violents entre 2023 et 2024, des taux d’homicides et d’agressions au plus haut depuis 20 ans. Face à ce tableau, les Conservateurs de Pierre Poilievre étaient donnés à près de 20 points d’avance en début d’année rendant inévitable une alternance d’autant plus que le voisin américain avait vu le triomphe d’un projet conservateur : celui de Donald Trump en novembre 2024.
D’un vote anti-Trudeau, les Canadiens sont passés à un vote anti-Trump. Depuis son élection, le président américain a multiplié les provocations contre Ottawa : menaces de droits de douane, déclarations provocatrices sur « l’énergie canadienne au service de l’Amérique », insinuations sur la souveraineté des provinces pétrolières et surtout déclarations sur l’annexion. Le choc a été immédiat. Plutôt que de voir l’élection se polariser sur le bilan libéral, les Canadiens ont vu ressurgir la vieille peur d’une menace américaine, un « effet drapeau ». In fine, le candidat triomphant est celui qui défendrait le plus la souveraineté américaine face à l’impérialisme trumpiste. A ce jeu, le candidat conservateur s’est retrouvé pris en étau entre le soutien d’une partie de sa base à Donald Trump et le recentrage de la campagne des Libéraux de Mark Carney contre Trump en incarnant la parfaite antithèse. Ainsi, les Libéraux, donnés battus quelques semaines auparavant, arrachent finalement 169 sièges sur 343. Insuffisant pour une majorité absolue, mais assez pour se maintenir au pouvoir.
« L’effet drapeau » pourrait ne pas durer pour les Libéraux
Derrière la victoire apparente, le constat est sévère : jamais les Libéraux n’ont été aussi fragiles politiquement. Comme en 2019 et 2021, ils devront gouverner en minorité, sans véritable assise parlementaire. Avec 169 sièges, Mark Carney devra composer au cas par cas avec le NPD ou le Bloc québécois. Dans le meilleur des cas, Carney peut espérer un accord de non-censure avec le NPD, mais cela devrait prendre du temps comme en 2022. Le futur gouvernement Carney, fragile et minoritaire, devra naviguer dans une mer instable avec une embarcation trouée. Chaque mois qui passera sans réponse concrète aux attentes populaires verra croître l’impatience, puis la colère. La prochaine élection, qu’elle survienne dans quatre ans ou dans quelques mois, pourrait être le théâtre d’un véritable raz-de-marée conservateur.
Or, si les Libéraux ont capitalisé sur un « effet drapeau », à savoir un vote sur l’idée qu’il protégerait la souveraineté canadienne, cela pourrait ne pas durer. En effet, il ne faut pas oublier que la souveraineté du Canada a été profondément abîmée par les Libéraux. Quel pays peut-il se prétendre souverain lorsqu’il ne parvient pas réguler une vague migratoire ou lorsque son économie est à ce point désarmée ? En 2022, Emmanuel Macron incarne le « vote drapeau ». Mais dépourvu de majorité absolue après les législatives de 2022, il est condamné à l’inaction, le conduisant à la défaite des européennes qui a provoqué la crise politique de la dissolution.
La vague conservatrice reportée ?
Si la déception est palpable chez les Conservateurs, ils n’ont pas tout perdu, loin de là. Avec 144 sièges, ils réalisent un score solide, gagnant du terrain dans les banlieues ontariennes, dans les provinces de l’Ouest, et même dans certaines régions de l’Atlantique. Leur dynamique de terrain a été impressionnante : salles combles, militants surmobilisés, implantation renforcée. La base électorale conservatrice est aujourd’hui plus large, plus stable, plus combattive qu’en 2021. La défaite tient à peu de chose. Sans la peur suscitée par Trump, les Conservateurs étaient sur la voie d’une victoire, au minimum d’un gouvernement minoritaire, ce qui aurait été une première depuis 10 ans.
Reste une ombre au tableau : Pierre Poilievre a perdu son propre siège de député. Une gifle politique difficilement surmontable. Depuis Kim Campbell en 1993, aucun leader fédéral majeur n’a survécu à une telle humiliation. Dans les faits, Poilievre n’est pas politiquement condamné, une démission pour lui trouver un siège et convoquer une élection partielle est possible. Mais les grandes manœuvres internes pourraient s’activer pour l’éjecter, alors que rien ne force les députés à démissionner pour ses beaux yeux. Si une fronde interne éclatait, tous les regards se tourneraient vers Doug Ford, fraîchement réélu Premier ministre de l’Ontario. Ford incarne un conservatisme pragmatique, capable de conjuguer discipline budgétaire et ouverture sociétale, autorité et gestion du quotidien. Moins idéologue que Poilievre, plus rassurant pour le centre-gauche modéré, Ford pourrait offrir aux Conservateurs une voie royale vers le pouvoir.
Donald Trump et JD Vance qui souhaitaient initier une « Seconde révolution conservatrice » dans le monde occidental, ont paradoxalement tué la première option de victoire de conservateurs dans leur plus proche voisin. Mais, le réel semble donner raison à la vague conservatrice. Une question subsiste : après en avoir été la figure de proue, l’Amérique trumpiste ne constituera-t-elle pas un boulet à l’ascension de la vague conservatrice ?
Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du Millénaire, spécialiste des questions européennes et internationales
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Crédit Photo : President Donald J. Trump and Prime Minister of Canada Justin Trudeau, joined by their delegation members, participate in a bilateral meeting at the Centre de Congrés Bellevue Sunday, Aug. 25, 2019, in Biarritz, France, site of the G7 Summit, de Trump White House Archived, via Flickr, sous licence PDM 1.0.
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