Pierre Clairé et Matthieu Hocque pour Marianne : « Et si la guerre en Ukraine finissait comme la guerre de Corée ? »

La situation en Ukraine rappelle la Corée d’il y a 70 ans selon l’analyse de Pierre Clairé et Matthieu Hocque, respectivement directeur adjoint et secrétaire général adjoint du Millénaire, think tank gaulliste et indépendant spécialisé en politiques publiques.

Avec l’intention déclarée de Vladimir Poutine de déployer des armes nucléaires stratégiques en Biélorussie, une nouvelle page du conflit en Ukraine s’ouvre. Cette annonce fait écho à d’éventuelles livraisons d’obus à uranium appauvri par les Britanniques à l’Ukraine. Si l’évocation de la force nucléaire inquiète en Europe et installe un climat de peur, l’Ukraine et la Russie semblent loin de se diriger vers une résolution rapide du conflit. Une situation qui n’est pas sans rappeler la guerre de Corée qui a fait rage entre 1950 et 1953, et où aucune paix n’a jamais pu être signée devant l’obstination des deux parties. La guerre en Ukraine suivrait ainsi le même scénario, ce qui pourrait bousculer les équilibres en Europe et dans le monde.

Sur le front, aucune des deux nations n’est en mesure de prendre l’ascendant sur l’autre et ce conflit a basculé d’une guerre de mouvement à une guerre de positions. Cela s’illustre d’un côté par le siège de Bakhmout, ville qui devait tomber en avril 2022 selon les Russes mais dont le siège dure désormais depuis plus de huit mois, ou par celui de la ville d’Avdiivka, qui dure également. De l’autre côté, les Ukrainiens n’ont pas réussi à repousser l’armée russe davantage. Cette fixation du front a entraîné un durcissement du conflit et chaque belligérant cherche à détruire les capacités de repli de l’adversaire pour éviter une contre-offensive. Pour soutenir ce durcissement du conflit, la Russie comme l’Ukraine prévoient de nouvelles ressources matérielles et humaines : une nouvelle mobilisation pour Moscou et l’accélération des livraisons d’armes et de matériel occidental pour Kiev.

Le durcissement du conflit et des positions rend toute paix inenvisageable à court terme. Vladimir Poutine comme Volodymyr Zelensky sont opposés à une quelconque négociation. Le Kremlin veut annexer certaines parties de l’Ukraine et s’assurer de sa neutralité. À Kiev, on demande le retrait de l’armée russe et la restitution des différents territoires occupés sans condition. Seulement, les deux nations doivent composer avec des superpuissances dont les positions évoluent. D’une part, après s’être montée relativement passive depuis le début du conflit, la Chine a proposé son plan de paix en douze points pour résoudre un conflit qui pèse sur le commerce international, à l’heure où elle relance son économie. D’autre part, malgré leur aide, les États-Unis semblent vouloir faire pression sur Volodymyr Zelensky pour entamer des négociations afin de pouvoir porter leur effort sur la zone indo-pacifique.

CORÉANISATION

La situation en Ukraine rappelle la Corée d’il y a 70 ans. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Corée avait été séparée en deux par une frontière imposée au niveau du 38e parallèle. Seulement, la Corée du Nord avait décidé d’attaquer le Sud le 25 juin 1950. Cette guerre extrêmement brutale et sanguinaire a rendu les deux belligérants irréconciliables pendant des décennies. Comme en 1950, l’invasion de l’Ukraine a été justifiée par Vladimir Poutine par la nécessité de renverser l’ordre mondial dominé par les Occidentaux. De même, la tentative de résolution de la guerre de Corée avait impliqué toutes les puissances internationales dans un rapport de force entre l’Orient et l’Occident. Des pourparlers de paix qui n’avaient malgré cela jamais abouti au regard des divergences irréconciliables.

La coréanisation de la guerre en Ukraine n’est évidemment pas un scénario idéal, mais ce n’est pas le pire. Cela conduirait à transformer une partie de l’est de l’Ukraine en zone démilitarisée sans affrontements, mais où des soldats sont tout de même présents pour éviter toute reprise des affrontements. Comme en Corée, le territoire ukrainien fait face à une très forte concentration de mines antipersonnel et il y a fort à parier que cette présence de mines prolonge le conflit en rendant difficile la reprise de la vie quotidienne. Marquées par un conflit long et brutal, l’Ukraine et la Russie ne seraient donc pas en mesure d’aboutir à une paix. D’autant plus que les superpuissances pourraient se détourner de la question ukrainienne en cas d’autres crises internationales comme à Taïwan, à l’image du Vietnam qui a rapidement focalisé les intentions américaines en Asie au milieu des années 1960.

QUEL IMPACT ?

Un tel scénario bouleverserait sans aucun doute l’équilibre international. D’abord, cela assurerait une victoire territoriale pour la Russie qui réussirait à conserver les territoires obtenus depuis l’accord de Minsk, ouvrant une voie militaire aux régimes autoritaires pour résoudre leurs conflits. De plus, la domination des États-Unis, incapables de faire triompher leur allié malgré une aide matérielle conséquente, serait de fait remise en question. Enfin, il faut se rappeler que c’est après le cessez-le-feu coréen que les Américains se sont rapprochés de Taïwan de peur de perdre en influence dans la zone. De même, en voyant le camp occidental affaibli, la Chine pourrait tenter d’en profiter afin de récupérer militairement l’île en dépit du soutien des États-Unis.

L’Europe ressortirait grande perdante de ce conflit. Avoir dans son voisinage une Ukraine fracturée et non pacifiée ne serait pas une bonne nouvelle. Malgré l’arrêt des combats, nous ne pourrions pas commercer avec les deux pays comme avant la guerre. De plus, ce climat de conflit permanent pourrait nous amener à vivre dans la peur perpétuelle d’une reprise des affrontements et d’escalade avec des tirs de missiles pouvant toucher l’Europe. Il faut se souvenir du vol MH17 abattu en Ukraine en 2014 par des rebelles prorusses, ce qui a entraîné la mort de 298 personnes. Un véritable équilibre de la peur s’installerait sur le Vieux Continent comme en Asie du Nord depuis de nombreuses décennies à cause d’une Corée du Nord belliqueuse. Ce retour du tragique de l’Histoire en Europe accélérerait les mutations géopolitiques en cours et obligerait la France et l’Europe à défendre une troisième voie dans le monde.

Pierre Clairé, directeur adjoint des études au Millénaire,

et Matthieu Hocque SGA du Millénaire,

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Crédit photo : Zelensky, par Alex Hunt via Flirck sous licence CC BY 2.0

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