La cinglante -et choquante- décision du Conseil d’Etat.
Atlantico : Le Conseil d’État a suspendu la réforme de l’assurance-chômage arguant d’un contexte économique peu favorable. De nombreux observateurs ont rappelé que le rôle du conseil d’Etat n’est pas d’apprécier si le contexte est favorable ou non mais de juger la forme d’un texte. Ce camouflet envers le gouvernement peut-il avoir pour origine une volonté de revanche vis-à-vis de la réforme du recrutement des membres du conseil d’Etat ?
William Thay : Le Conseil d’État possède trois missions : conseiller le Gouvernement, conseiller le Parlement et être la juridiction suprême de l’ordre administratif. Il a été saisi sur sa troisième mission, et devait s’exprimer sur la légalité de la réforme de l’assurance-chômage. Comme vous l’avez souligné, le Conseil d’État s’est davantage exprimé sur le fond que sur la forme en indiquant qu’il existe des incertitudes en matière d’emploi. Il outrepasse ainsi son rôle qui est de s’exprimer sur la légalité d’un texte pour s’octroyer un pouvoir qui appartient au législateur qui est de faire la loi. Il s’agit d’un mouvement de fond de la part de l’autorité judiciaire qui s’érige de plus en plus comme un pouvoir. En effet, il s’agit en quelque sorte d’une révolution de la part du juge administratif, comme lorsque le Conseil Constitutionnel, par sa décision Liberté d’association du 16 juillet 1971, en faisant émerger un bloc de constitutionnalité.
De plus en plus, l’autorité judiciaire se comporte comme un pouvoir judiciaire et législatif et fait la loi. Ce comportement est renforcé par la mise en place du quinquennat et la concordance des élections présidentielle et législatives. L’autorité judiciaire se voyant ainsi comme un contre-pouvoir à la collusion des pouvoirs exécutifs et législatifs. Cela pose ainsi d’énormes problèmes en matière de légitimité, puisque la capacité de faire la loi est dévolue au peuple ou à ses représentants. Si les députés bénéficient d’une légitimité avec le suffrage universel à deux tours (moindre avec l’augmentation de l’abstention), personne en France n’a jamais élu un juge.
Ainsi, ce camouflet repose d’abord sur une volonté extensive des prérogatives de l’autorité judiciaire qui est un phénomène croissant depuis 1971 et la décision du Conseil Constitutionnel. Ensuite, il existe en effet une volonté pour les membres de cette institution de s’opposer au Gouvernement pour bloquer sa capacité d’initiative d’autant que nous nous rapprochons de plus en plus de la fin du quinquennat. Cela est corrélé avec la volonté d’Emmanuel Macron de mettre au pas les grands corps. L’action publique française est verrouillée par des intérêts contradictoires qui se forment en corporation. Nous assistons ici au corps des conseillers d’États qui ont la volonté de nuire à l’ambition du Gouvernement.
D’une façon plus générale, Emmanuel Macron a froissé durant son quinquennat de nombreux corps structurant de l’appareil d’Etat avec ses réformes et sa stratégie de la table rase. Une « révolte » de cet État « profond » est-elle possible ? Jusqu’où peut-elle aller ?
William Thay : Depuis les années 80, l’augmentation du poids de l’État a conduit à un accroissement quasi continu du nombre de fonctionnaires au sein de l’appareil de l’État. Ainsi, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 40% entre 1981 et 2018 alors que la population française a augmenté de son côté de 18% sur la même période. Cela a mécaniquement renforcé le pouvoir et l’influence de la bureaucratie, ce qu’on appelle l’État profond. De plus, ce dernier a bénéficié du renoncement du pouvoir politique a exercé sa mission. En renonçant à imposer sa vision, le politique a laissé la place aux technocrates et à un État profond qui tend davantage à défendre ses intérêts particuliers que l’intérêt collectif. Les hauts fonctionnaires, brillants individuellement mais dont la capacité collective reste à déterminer, sont trop souvent persuadés qu’ils ont raison envers et contre tous, avec notamment une certaine arrogance illustrée par le manque de considérations pour les solutions ne provenant pas de la technocratie. Ils symbolisent ainsi une partie du mal français, avec des citoyens qui déplorent le manque de changement depuis des décennies et des dirigeants qui défendent davantage leurs intérêts individuels que l’intérêt général.
Les trois derniers Chefs de l’État, dont l’actuel, ont porté une critique contre l’État profond mais ont tous échoué à le mettre au pas. En 2005, Dominique de Villepin a tenté de mettre en place une DRH pour gérer la carrière des hauts-fonctionnaires. Nicolas Sarkozy a échoué à supprimer le classement de sortie de l’ENA, tout comme François Hollande. On attend désormais quelle sera la monture de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron, s’agira-t-il d’une véritable suppression ou seulement d’un remplacement de façade ? En voulant reprendre la main sur l’État profond et en faisant preuve d’un certain volontarisme politique, Emmanuel Macron fait face aux corporatismes puissants de l’État profond. Ce dernier qui n’a pas vraiment intérêt au changement fera tout pour retarder, voire empêcher, des réformes qui lui seraient défavorables.
La difficulté pour Emmanuel Macron est qu’il se situe davantage à la fin de son mandat qu’à son début et que sa réélection apparait incertaine. Sa force et son poids politique pour effectuer des réformes d’ampleur apparaissent ainsi limités face à une haute administration qui peut temporiser en attendant l’alternance. Nous assistons à un match qu’Alain Peyrefitte dénonçait déjà en 1976 dans le Mal français avec la toute-puissance de l’administration qui bloque l’action politique. Pour reprendre le contrôle, le pouvoir politique doit avoir plus de force et agir notamment lorsqu’il est en début de mandat. S’il n’a pas cette possibilité, il doit appeler au concours du peuple pour se relégitimer à travers l’usage du référendum.
La pandémie n’était-elle pas la preuve d’une administration qui ne suit pas l’exécutif voire qui va au bras de fer contre lui ? On l’a vu notamment lors de l’affrontement entre l’Élysée et l’APHP qui voulait profiter de la crise sanitaire pour imposer ses demandes d’augmentation de budget comme décrit dans nos colonnes
William Thay : La pandémie a révélé l’inefficacité d’un État suradministré et l’absurdité de certaines décisions de l’État profond. Ce dernier a bénéficié de l’hésitation du pouvoir politique à agir avec un contexte incertain à tous les niveaux pour prendre davantage d’importance dans la chaine de commandement. Toutefois, nous avons vu à travers les « coups de gueule » du Chef de l’État, que le pouvoir politique pouvait reprendre la main lorsqu’il le souhaitait. Emmanuel Macron a une difficulté : les Français assimilent davantage les errements de l’action publique à un échec du Gouvernement qu’à celui de la haute-administration. Si cela devrait discréditer l’État profond dans sa volonté de remplacer le politique, nous assistons au contraire à une forme de « bras de fer » entre l’exécutif et l’administration. Il s’agit d’un conflit de légitimité : les hauts fonctionnaires pensent avoir raison envers et contre tous, se considèrent ainsi plus légitime que le politique. En effet, ils bénéficient de la garantie de l’emploi et sont donc là en théorie à vie, alors que le mandat politique est quant à lui beaucoup plus court.
Lors de la crise sanitaire, nous avons ainsi assisté aux errements de la technocratie administrative mais également de la technocratie scientifique, avec notamment le Conseil scientifique et les différents comités d’experts s’estimant plus à même de gérer la crise que le gouvernement. Le professeur Delfraissy a ainsi exprimé à plusieurs reprises dans les médias sa défiance envers la stratégie du gouvernement alors même qu’il en était le principal conseiller. Les scientifiques, comme souvent pour les technocrates, ne raisonnent que sous leur propre prisme. Ainsi, s’ils sont les mieux placés pour analyser la situation sanitaire et les évolutions du virus, les médecins sont moins légitimes pour choisir l’orientation et la stratégie du pays notamment en matière économique et sociale. Il s’agit d’une autre illustration d’un phénomène corporatiste qui nuit à l’action publique, et qui défend davantage les intérêts et la vision d’un corps de métier que l’intérêt général.
La défiance à l’égard du politique est croissante et l’abstention vient d’atteindre de nouveaux records. Ainsi, plutôt que trouver des nouveaux gadgets pour améliorer la participation, il s’agit davantage de répondre à la principale raison de l’abstention qui est l’incapacité du pouvoir politique à maitriser le destin et à changer les choses. Il est urgent de reprendre la main sur l’État profond pour qu’il retrouve ses fonctions originelles : l’exécution et le conseil au pouvoir politique. Pour cela, ce dernier doit retrouver davantage de vigueur et accomplir une révolution comme lorsque le Général de Gaulle reprend le pouvoir au 1958. Il s’agit de mettre l’administration et l’État profond au service de la volonté d’intérêt général, en usant de tous les moyens légaux possibles comme le référendum si nécessaire. Si les causes de la crise de la démocratie sont multiples, la prise en otage du politique par son administration est en à coup sûr un facteur aggravant.
Crédit photo : Emmanuel Macron par Пресс-служба Президента Российской Федерации sous licence CC BY 4.0
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