Entretien de William Thay pour Atlantico : « Chaos politique au Royaume-Uni : la part du Brexit, l’oeuvre du reste »

Alors que la première ministre Liz Truss a annoncé sa décision après seulement 44 jours en fonction, beaucoup pointent le Brexit comme source de tous les maux rencontrés à Londres. L’explication de l’état du pays est-elle aussi simple ?

Atlantico : Alors que la première ministre Liz Truss a annoncé sa décision après seulement 44 jours en fonction, beaucoup pointent le Brexit. Quelle part la sortie de l’Union européenne représente-t-elle dans la situation actuelle ?

William Thay : Davantage que la sortie de l’Union européenne, la démission rapide de Liz Truss repose sur la perte de crédit économique de son Gouvernement. Ainsi, la Première ministre britannique est en difficulté depuis la présentation de son mini-budget le 23 septembre dernier. Ce budget reposait ainsi sur une baisse des impôts et des mesures pour lutter contre l’inflation notamment sur l’énergie pour un cout estimé entre 100 et 200 milliards de livres. Ce plan a provoqué une inquiétude des marchés et des institutions internationales comme le FMI. Cela s’explique notamment par le fait que le plan de Liz Truss n’était pas financé et donc supposait une augmentation dette. En conséquence, la livre sterling a chuté face au dollar et les taux d’intérêts britanniques ont atteint des niveaux records similaires à ceux de la crise financière. Cette situation monétaire a conduit à une double intervention de la Banque d’Angleterre pour rassurer les marchés, soit une situation qui nous rappelle la crise des dettes souveraines rencontrée au début des années 2010.

Cette panique économique a provoqué une crise politique et est donc la principale raison de la démission de Liz Truss. Cette dernière s’est retrouvée affaiblie politiquement par la perte de son plus proche allié politique au sein du Gouvernement. En effet, Kwasi Kwarteng, chancelier de l’échiquier (ministre des Finances) a démissionné pour calmer la fronde politique et économique. Son remplaçant Jeremy Hunt a annulé la quasi-totalité du programme économique de Liz Truss. De plus, les intentions de vote en faveur des Tories (parti conservateur britannique) a chuté dans les sondages en vue des prochaines élections législatives. Ainsi, un sondage YouGov pour The Times indiquait un écart d’intentions de vote entre le Labour et les Tories de 10 points (42% contre 32%) le 12 septembre dernier après l’arrivée de Liz Truss au 10th Downing Street. Le même institut a mesuré l’écart de 37 points le 21 octobre dernier (56% contre 19%), soit une situation inédite dans un pays encore marqué par le bipartisme. Cette chute d’intention de vote et la peur d’une large défaite électorale ont conduit les députés à souhaiter le départ de la Première ministre britannique. En effet, en cas d’élection anticipée, un sondage indiquait que la Labour aurait remporté 507 sièges (+ 304 par rapport à la composition actuelle) et les Tories que 48 (soit une perte de 317 députés). Les députés conservateurs effrayés à l’idée de perdre leur poste ont exprimé leur défiance à l’égard de Liz Truss afin d’avoir un nouveau chef en perspective des prochaines élections.

Ainsi, avec ces éléments qui ont conduit à la chute de Liz Truss, on peut se demander lesquels auraient pu être évités avec le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne ? Est-ce que le plan de lutte contre l’inflation de la Première ministre n’aurait pas provoqué la panique des marchés financiers s’il n’y avait pas eu le Brexit ? Sur cette première question, on peut y répondre dans la mesure où la Grande-Bretagne ne faisait pas partie de la zone euro. Ainsi, la Banque centrale européenne n’aurait pas pu intervenir pour l’appuyer afin de rassurer les marchés financiers. Ensuite, est-ce que les prix énergétiques n’auraient pas augmenter si le Royaume-Uni avait voté pour le Remain en 2016 ? Sur cette seconde interrogation, on peut observer que la flambée des prix de l’énergie touche l’ensemble des pays de l’Union européenne en raison de l’absurdité des institutions européennes, sous l’impulsion de l’Allemagne, à indexer le prix de l’électricité sur le gaz. En conséquence, le Brexit n’a pas changé grand-chose à cette situation. En revanche, on peut avoir un doute sur un autre point qui est l’inflation sur certaines catégories de produits. Ainsi, un maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, aurait pu davantage faciliter la circulation de produits touchés par l’inflation. Cela aurait mis plus de produits sur le marché britannique qui aurait pu limiter l’inflation de manière très ciblée et de façon modeste. 

Faire du Brexit la source de tous les maux rencontrés à Londres est-ce oublier la situation économique et politique préexistante ? 

Les interrogations que je soulevais précédemment, ne permettent pas d’affirmer que le départ de Liz Truss provient du Brexit. La situation économique des pays européens n’est pas forcément meilleure que celle des Britanniques tant sur le plan budgétaire, que sur l’inflation et la montée des prix de l’énergie. De plus, l’Union européenne a pu être en appui des États membres pendant la crise sanitaire notamment sur l’approvisionnement sur le vaccin ou encore le plan de relance pour soulager les finances publiques. Pour autant sur les prix de l’énergie, l’Europe aggrave davantage les problèmes en raison du mécanisme du marché européen de l’électricité. Ce dernier indexe le prix de l’électricité sur le gaz dont le prix a explosé depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

En revanche la situation économique du Royaume-Uni est inquiétante sur plusieurs plans. Tout d’abord, les Britanniques ont choisi a peu près les mêmes remèdes pour faire face aux crises que les Américains depuis la crise financière de 2008. C’est-à-dire qu’ils ont adopté une politique monétaire expansionniste pour limiter les effets des différentes crises (crise financière, crise sanitaire puis guerre en Ukraine). Seulement, cette politique monétaire ne peut reposer que sur la confiance des marchés financiers sur la monnaie. Sur ce point, vous avez une différence entre le dollar qui est la monnaie internationale de référence qui permet aux États-Unis de vivre à crédit depuis plusieurs décennies et la Grande-Bretagne. La chute de Liz Truss provient essentiellement de la perte de confiance des acteurs économiques dans la livre sterling ainsi que dans la solvabilité de son budget.

Ensuite, le Royaume-Uni a adopté une stratégie spécifique depuis les années 80 avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. Cette dernière a redressé un pays en crise qui bénéficiait d’une assistance financière du FMI dans les années 70. Seulement, ce redressement s’est opéré avec une désindustrialisation. La part de l’industrie s’est fortement réduite pour laisser place à une économie fondée sur les services et le secteur bancaire. Si ce modèle a été porteur pendant des années, il a montré ses limites pendant les crises et notamment celle que nous rencontrons actuellement. Ainsi, de la même manière que les Allemands, les Britanniques se sont rendus dépendants de l’approvisionnement extérieur, ce qui est notamment le cas sur le secteur énergétique. En 2017, le mix énergétique britannique reposait sur 50% d’énergies fossiles, 25,5% de renouvelables, 21% par le nucléaire et le reste par d’autres combustibles.

Sur le plan politique, on observe que le parti au pouvoir est fracturé depuis le Brexit. Si le clivage est beaucoup moins important sur cette question, le parti est depuis en affrontement permanent autour de tendances. Nous avons eu l’affrontement entre Theresa May et les partisans d’un hard Brexit. Puis nous avons eu celui entre Boris Johnson et ceux qui voulaient sa tête en raison des scandales. Enfin, nous avons eu celui entre Liz Truss et ceux de Rishi Sunak (qui l’affrontait lors de la compétition pour la présidence du parti). L’élection de Boris Johnson devait à la fois accomplir le Brexit mais également clarifier la ligne du parti. Ainsi, les Tories sont en lutte permanente dans une guerre des postes mais surtout ils sont en quête de leur identité politique post-Brexit. Quelle est la meilleure ligne et stratégie pour se maintenir au pouvoir : revenir à une ligne traditionnelle incarnée par Rishi Sunak similaire à celle de David Cameron ou rappeler Boris Johnson avec son incarnation populaire ?   

Qu’est-ce qui au Royaume-Uni, Brexit exclu, peut expliquer le chaos politique au Royaume-Uni ?

Que ce soit sur le plan économique ou politique, le Royaume-Uni est torturé par un souhait de revenir au monde d’avant-Brexit d’un côté et est divisé par les solutions pour bâtir le monde d’après. Cette incertitude est propice aux divisions et aux affrontements qui conduisent au chaos politique. Il ne faut pas oublier que le Royaume-Uni est marqué par le bipartisme entre les Tories et le Labour, seulement le Brexit a fracturé les camps autour de cette question. On pourrait poser la question suivante : quelle est la ligne économique des travaillistes ? Pour l’instant, ils sont derrière Keir Starmer avec une ligne centriste similaire à celle de Tony Blair. Seulement, est-ce qu’ils ne vont pas être tentés de revenir à une ligne Corbyn en cas de fragilité dans les sondages d’intention de vote ? De même, les Tories ne savent pas s’il faut poursuivre la ligne de Boris Johnson ou celle de David Cameron par l’intermédiaire de Rishi Sunak. Ainsi, le Royaume-Uni est en pleine mutation politique et les deux grands partis se cherchent encore une identité politique post-Brexit. Les travaillistes bénéficient pour l’instant des difficultés des conservateurs et se regroupent derrière Keir Starmer pour l’emporter après plus de 12 ans d’opposition.

Même s’il est difficile d’imaginer ce que serait le pays sans le Brexit, le contexte global, économique, politique et géopolitique global, n’est-il pas propice à la crise politique ?

Le Brexit et les autres crises provoquent de grandes mutations pour le Royaume-Uni. Nous assistons en quelque sorte à l’émergence d’un nouveau monde. Ce dernier est d’abord marqué par la fin de « la fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama mettant fin à l’hégémonie américaine sur les affaires mondiales, et une rivalité entre la Chine et les États-Unis. De plus, nous assistons au retour du tragique en Europe avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie alors que les dirigeants européens actuels n’y étaient pas préparés. Ils étaient davantage sur une logique de profiter des dividendes de la paix induite par la chute du Mur de Berlin et la protection américaine. Le modèle néolibéral a été remise en cause par la crise financière de 2008 tout comme celui du libre-échange mondialisé par la crise sanitaire. En effet, la crise sanitaire a conduit les peuples à remettre les notions de nation et de frontière au cœur de leur préoccupation, ce qui incite les leaders politiques à parler davantage de souveraineté et de réindustrialisation.  

Face à ces grandes mutations, quelles sont les solutions proposées par les leaders politiques pour bâtir le monde de demain ? Nous avons deux grandes lignes au sein des travaillistes : une ligne Corbyn proche de celle de Mélenchon en France, et une ligne Keir Starmer plus centriste rappelant davantage Tony Blair. De même, nous avons deux grandes lignes chez les conservateurs entre la ligne de Boris Johnson et celle de Rishi Sunak. Parmi ces différentes lignes, qu’importe que nous soyons d’accord ou non, seule celle de Boris Johnson apporte une réponse aux grandes mutations que traversent le Royaume-Uni. L’ancien Premier ministre propose de reprendre le contrôle sur le plan interne et de dessiner un nouveau Royaume-Uni post-Brexit avec Global Britain. Cela s’explique notamment par le fait que parmi les 4 personnalités évoqués, ce soit le seul qui ait à peu près compris ces grandes mutations évoquées. Lorsque vous avez des mutations, vous devez faire des choix politiques et dessiner un cap. Seulement, dans cette configuration, vous avez toujours des électeurs ou des décideurs qui craignent le monde d’après. Ainsi, les leaders politiques ont deux solutions : dire qu’ils vont préserver le monde d’avant ou proposer des solutions pour bâtir celui de l’après mutation. Cela provoque des tensions sur la meilleure solution, des débats, et donc des conflits fracturant un parti ou un pays.

Surtout, il ne faut pas oublier que la crise politique du Royaume-Uni est surtout portée au sein du parti conservateur qui est au pouvoir depuis 2010. Ce parti a d’abord été mené par David Cameron qui était contre le Brexit. Puis, Theresa May a organisé la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne alors qu’elle était favorable au maintien. Ensuite, Boris Johnson a remporté la mise en se faisant élire sur une ligne pro-Brexit avec un style populiste rappelant Donald Trump. Enfin, à la suite de ses scandales, il a été remplacé par Liz Truss dont le style et la ligne sont différents de celle du champion du Brexit. Le parti conservateur n’a toujours pas digéré les effets du Brexit et ses conséquences sur le plan électoral. Ainsi, les Tories ont toujours des cadres dirigeants du monde d’avant Brexit alors que leur base électorale s’est profondément modifié comme le montre la carte des élections de 2019. Ils font face à un défi existentiel pour désigner leur prochain champion : est-ce qu’il faut revenir à une ligne plus classique avec Rishi Sunak ou faut-il rappeler Boris Johnson ? Et surtout comme les Américains avec Donald Trump, ils doivent se demander d’une part, si ce champion populaire est un atout ou un boulet et s’il est possible de faire du Johnson sans Johnson.

William Thay, président du Millénaire, think-tank gaulliste spécialisé en politiques publiques. 

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Crédit photo : Liz Truss par DFID – UK Department for International Development, via Flickr sous licence CC-BY-2.0

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