Entretien de Pierre Clairé pour Atlantico : « Taïwan : un président anti-chinois, mais pas forcément une mauvaise nouvelle pour la Chine »

Le vice-président sortant Lai Ching-te, issu du Parti démocratique progressiste (DPP), était le favori dans ce scrutin suivi de près par Pékin, qui revendique Taïwan comme une de ses provinces, et Washington, principal soutien et fournisseur d’armes de l’île.

Qu’est ce que ces résultats disent de la situation à Taïwan ? Quelle est la situation de l’opinion publique taïwanaise ?

Les résultats de l’élection présidentielle et des élections législatives nous apprennent 3 choses: tout d’abord qu’il existe une méfiance vis-à-vis de la Chine à Taiwan qui reste vivace sur l’île; deuxièmement qu’une majorité des taiwanais ne sont pas radicalement opposés à la coopération (tout du moins économique) avec la Chine; et enfin qu’il y a un rejet des politiciens et des partis classiques taiwanais.

Sur le premier point, l’exemple des derniers jours de campagne du Kuomintang (KMT), parti le plus partisan d’un rapprochement avec la Chine, est caractéristique. Les différents sondages réalisés en 2023 nous promettaient un scrutin serré, certes William Lai était donné en tête la plupart du temps, mais son avance était de 2 ou 3 points et le Kuomintang semblait en mesure de rattraper son retard, surtout grâce à l’activisme chinois sur les réseaux sociaux alors que les Taiwanais ont été bombardés de fake news hostiles à Lai. Mais dans les dernières semaines de la campagne, Ma Ying-jeou, le dernier président issu du parti de Tchang Kaï-chek (entre 2008 et 2015) a déclaré dans les médias être favorable à la réunification des 2 Chines. Énorme levée de bouclier à Taiwan, alors que la majorité de Taiwanais ont crié au scandale, poussant le candidat Hou Yu-ih et son équipe de campagne à interdire l’entrée à Ma lors des dernières réunions politiques, de peur d’être associé à ces déclarations polémiques. On peut parler d’un véritable « bad buzz » avec ces déclarations, et cela a dû convaincre les indécis de voter pour Lai.

Même si les Taiwanais ne veulent pas entendre parler d’une réunification et ne veulent pas connaître le même destin que Hong-Kong, ils ne sont pas pour autant opposés à une coopération économique avec la Chine. C’est pour cela que plus de 50% des votes se sont portés vers le Kuomintang ou le TPP, deux partis favorables à une coopération et des discussions avec Pékin. Les élections législatives qui se sont tenues ce samedi, ont accouché d’un Yuan Législatif (chambre unique du parlement) sans majorité claire pour un parti, mais ensemble, KMT et TPP disposent de la majorité absolue. Ils devraient avoir du mal à s’entendre sur le principe d’un front « bleu uni », étant donné que cette alliance avait échoué en novembre dernier pour cause de divergences trop grandes, mais la force de ces partis favorables aux discussions avec Pékin est marquante. Surtout, cela promet des maux de tête au président élu, qui devra composer avec ce parlement divisé, à l’image de la population taïwanaise.

Enfin, c’est l’émergence du TPP qui a été marquante durant cette campagne et traduit un changement profond dans l’opinion taïwanaise. Le TPP de Ko Wen-je, ancien maire de Taipei, présentait un candidat à l’élection présidentielle pour la première fois de sa jeune histoire. Ko a obtenu plus de 26% des voix, ce qui constitue un événement historique alors que c’est le bipartisme qui a régulé la vie politique taïwanaise depuis l’avènement de la démocratie. Au Yuan Législatif, le TPP a obtenu 8 sièges et sera assurément le prochain faiseur de roi. Ko, nouveau venu sur la scène politique nationale, s’est démarqué par son discours franc aux accents populistes qui a pu séduire de nombreux taiwanais déçus par les partis traditionnels. En effet, les Taiwanais sont de plus en plus en désaccord avec les politiques traditionnels et ont décidé de le faire savoir, alors que ces derniers sont vus comme responsables de la situation actuelle. Les citoyens de l’île ne veulent ni la montée des tensions, ni se faire absorber dans la Chine Populaire comme Hong Kong avant eux. En d’autres termes, ils veulent vivre en paix, ne pas renoncer à la démocratie ou à leurs libertés, sans pour autant vivre sous la menace d’une attaque chinoise. Ainsi le TPP, qui promettait à la fois une coopération économique avec la Chine tout en conservant une politique sécuritaire claire et dure, a pu séduire. Ko a par ailleurs promis qu’il faudrait compter sur lui à l’avenir, ce qui présage des années intéressantes…

Est-ce que la Chine sort renforcée de ces élections ?

Il est trop tôt pour statuer sur le renforcement chinois après les élections, nous ne pourrons en être sûrs qu’après la prise de fonction de Lai, le 20 mai 2024. En attendant, Tsai Ing-wen reste la présidente de Taiwan, ce qui signifie que les changements ne se feront pas sentir tout de suite de part et d’autre du détroit. Ce que l’on peut dire, c’est que la Chine n’est pas dans une aussi mauvaise posture que prévu, certes personne à Pékin ne voulait l’élection de Lai comme président, alors qu’il reste vu comme un fauteur de trouble et qu’il n’est pas favorable à la Chine communiste, mais l’incertitude politique à venir sur l’île ne peut que ravir Xi Jinping.

William Lai s’était placé sous le patronage de Tsai Ing-wen durant cette campagne, en prétendant que voter pour lui s’apparenterait à voter pour Tsai une 3ème fois. Cette dernière est extrêmement populaire sur l’île, mais sous sa présidence, les tensions avec Pékin ont été les plus élevées depuis 3 décennies, c’est-à-dire depuis la 3ème crise du détroit de Taiwan. Ainsi, une présidence de Lai pouvait inquiéter à Pékin, sachant qu’il était plus ferme sur certains points, notamment  la relation avec les États-Unis, qu’il voulait intensifier. Tout cela a amené les Chinois à tenter de dépeindre William Lai comme un futur dictateur, soutien de la guerre, en diffusant de fausses vidéos sur internet par exemple. Ainsi quand nous avons vu que Lai était élu ce samedi, on a pu se dire que cela s’apparentait à une douche froide pour Pékin, alors que son candidat préféré, Hou Yu-ih, avait échoué.

Pourtant William Lai a été mal élu, avec moins de 50% des voix, et surtout il devra s’accommoder d’un parlement dont il n’a pas le contrôle. Cette situation est inédite dans la jeune histoire de Taiwan et pourrait ravir Pékin. En effet, Lai devra apprendre à faire des concessions et s’allier avec d’autres partis au parlement pour pouvoir gouverner. Cela l’empêchera d’adopter une ligne claire, et donc de s’opposer frontalement à la Chine. Ainsi, Pékin n’est pas vraiment perdante dans l’histoire et, par certains aspects, peut sembler renforcée.

Comment analyser le manque de grande déclaration de la Chine ?

On peut se dire que s’ il n’y a pas encore eu de grande déclaration venant de la Chine, c’est qu’elle n’en a pas besoin mais surtout qu’elle n’a pas intérêt à le faire. Comme dit précédemment, la Chine a obtenu un résultat relativement favorable, alors que l’instabilité politique se prépare à Taiwan. Bien évidemment, Pékin aurait préféré une victoire de Hou Yu-ih pour que sa vision de réunification pacifique commence à prendre forme, mais les dirigeants du parti communiste se contenteront certainement de ce blocage politique qui leur laissera le temps de se retourner et d’imposer leurs choix.

Ainsi la Chine n’a pas besoin de s’exprimer de manière grandiloquente, le temps devrait jouer en sa faveur et cette situation inconfortable pour Lai constitue une aubaine, alors que Xi Jinping reste concentré sur les problèmes internes du pays et son économie qui bat de l’aile. Bien que centrale pour l’Empereur Rouge, la question de Taiwan peut attendre et se prononcer trop fermement  sur le résultat des élections taïwanaise serait mal venu. En effet, Pékin n’a pas besoin de le faire au vu de la situation qui lui est relativement favorable, mais surtout cela serait vu par certains comme une provocation, comme mettre le feu aux poudres, alors que rien ne pousse la Chine a faire cela.

Durant la rencontre entre Xi Jinping et Joe Biden à San Francisco en novembre dernier, le président américain a longuement insisté sur la nécessité pour la Chine de ne pas interférer sur les élections à Taiwan. Ainsi, en se prononçant trop tôt ou de manière trop critique, la Chine s’exposait à des représailles face à ce qui pourrait être vu comme une déclaration de guerre. De plus, les diplomates chinois ont dû se demander longuement quelle serait la meilleure manière d’adresser la question, sans irriter les Occidentaux ou la population chinoise qui est habituée à la fermeté sur cette question. La Chine ne pouvait pas se déclarer déçue de la défaite du Kuomintang, cela aurait été équivalent à avouer à demi-mot qu’ils avaient un cheval dans la course (nous savons que c’est le cas, mais le reconnaître publiquement serait une erreur dans le contexte actuel). Pareillement, ils ne pouvaient pas féliciter Lai sous peine d’être vus comme faibles et trahissant l’objectif chinois de réunification…

Le Parti Communiste s’est contenté du service minimum, en déclarant que Lai et son parti progressiste ne peuvent pas représenter l’île et la majorité car ils n’ont recueilli que 40% des voix. Comme prévu Pékin rejette le résultat de l’élection rappelant que Taiwan est le Taiwan de la Chine et que cette élection n’a aucune valeur et ne peut rien changer aux relations entre les 2 rives du détroit et leur désir de se réunir. Cette déclaration que l’on peut définir de classique pouvait être attendue mais ne nous apprend rien de nouveau…  Xi ne s’exprimera pas sur la question avant son discours pour le nouvel an chinois où il devrait insister sur une unification inéluctable et qui va dans le sens de l’histoire.

Quelle forme pourrait prendre une réponse de la Chine ? Comment elle se caractérisait (sanctions, présence militaire, etc.) ?

Pour répondre à cette question, je m’intéresserai sur le court terme et ensuite sur le moyen/long terme.

Dans un premier temps, je pense qu’il n’y aura pas de réponse particulière de la Chine, qui continuera la pression économique et la coercition militaire. William Lai ne prendra ses fonctions qu’en mai, donc les Chinois n’ont aucun intérêt à se précipiter et il vont profiter de cette vacance du pouvoir. De plus, les États-Unis, principal bienfaiteur de l’île, sont entrés en année électorale et donc ne prêtent pas vraiment attention au détroit de Taiwan, comme une escalade ne pourra jamais se faire sans l’implication américaine, il est probable que Lai ne bouge pas car il ne pourrait se cacher derrière les Américains si les choses venaient à mal tourner. La Chine va continuer ses exercices militaires, ses intrusions dans l’espace taïwanais et ses sanctions économiques (les dernières ont été annoncées le mois dernier) sans pour autant dépasser la ligne rouge.

Sur le plus moyen/long terme, deux options sont possibles: le rapprochement pacifique ou la réunification par la force. Ces deux options sont aussi probables l’une que l’autre selon moi, et seuls les événements futurs pourront nous aider à savoir vers laquelle nous nous dirigeons. Avant les scrutins, l’option militaire semblait la plus probable alors que les tensions entre les deux Chines étaient au plus haut et que la réunification pacifique ressemblait à un doux rêve. Mais face à ces résultats électoraux, l’option pacifique a repris de l’épaisseur  et il est probable que Pékin choisisse de jouer le temps long, avec des Taiwanis revenant vers le continent progressivement. Ce rapprochement pourrait se faire car les Taiwanais réaliseraient qu’ils ont besoin de la Chine, mais surtout qu’elle n’abandonnera jamais et se montrera de plus en plus menaçante. L’option militaire prendrait la forme d’une 4ème crise du détroit de Taiwan et virerait rapidement à une invasion. Xi Jinping a déclaré vouloir que l’Armée Populaire de Libération soit capable d’envahir l’île rebelle en 2027. Cette année est hautement symbolique car elle marque le 100ème anniversaire de la fondation de l’APL, mais surtout coïncide avec la dernière année du mandat de Xi. L’Empereur Rouge compte obtenir un nouveau mandat lors du 21ème congrès du Parti Communiste Chinois en 2027, et il voudra obtenir une grande réussite qui va dans le sens de la restauration de la grandeur chinoise. Ainsi, quoi de mieux que d’offrir au peuple chinois l’annexion de Taiwan, 23ème province selon le PCC, et qu’importe si Xi doit y parvenir en faisant usage de la force…

Pierre Clairé, Directeur adjoint des Études du Millénaire, think-tank indépendant spécialisé en politiques publiques, spécialiste des questions internationales et européennes.

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Crédit photo : 賴清德Lai Ching-te, sous license Presidential Office Taïwan

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