L’AfD aurait recueilli 33,1% des voix en Thuringe, devant la CDU (24,3%), et 30,6% dans la Saxe, selon les premiers sondages de sortie des urnes. Que cela dit de la situation politique en Allemagne ?
Le score élevé de l’AfD lors des élections régionales en Thuringe et en Saxe illustre un bouleversement profond du paysage politique en Allemagne, en particulier dans les Länder de l’Est. Ce résultat n’est pas simplement une réponse aux défis économiques ou à l’immigration, mais témoigne d’un sentiment croissant de désillusion et de déception vis-à-vis des partis traditionnels. L’AfD, en s’appuyant sur des préoccupations liées à l’identité nationale et à l’immigration, a su capter l’attention d’une partie significative de l’électorat qui se sent abandonnée par l’establishment politique. Ce vote, dans les Länder de l’Est du pays, anciennement communistes, montre que la réunification n’a pas été un franc succès. La séparation entre l’Allemagne de l’Ouest (ancienne RFA) et l’Allemagne de l’Est (ancienne RDA) est plus que jamais vivace et présente dans l’esprit des Allemands car le rattrapage économique promis n’a jamais eu lieu. En effet, les écarts de salaire sont démentiels entre l’Ouest et l’Est (du simple au double selon les Länder), où les populations ont l’impression d’être les perdants de la mondialisation.
En Thuringe, ce résultat est d’autant plus marquant que le leader local, Björn Höcke, est une figure controversée, souvent accusée de flirter avec une rhétorique particulièrement extrême (plus que les dirigeants nationaux du parti) voire nazie. Pourtant, l’AfD dépasse les 30 % des voix, montrant une rupture claire entre une partie de l’électorat et les partis traditionnels. Ce phénomène n’est pas isolé à la Thuringe mais fait partie d’une tendance plus large dans l’Est de l’Allemagne, où les partis populistes et extrêmes trouvent un écho de plus en plus fort. L’ampleur du succès de l’AfD laisse entrevoir une possible recomposition du paysage politique allemand, où les partis traditionnels de centre-gauche et de centre-droit voient leur emprise se réduire dans certaines régions. De plus, cette performance tonitruante qui a vu l’AfD arriver en tête (première au niveau régional pour le parti fondé en 2013), résonne particulièrement en Allemagne car elle signifie le retour au premier plan de l’extrême droite, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale.
Les partis de la coalition gouvernementale ont subi d’importantes pertes, ce qui montre bien leur essoufflement, d’autant plus inquiétant que des élections fédérales capitales se tiendront en septembre 2025. Par exemple, en Thuringe, les Verts et les Libéraux du FDP ne sont pas parvenus à passer le seuil des 5% et ne seront pas représentés au Parlement régional. Les Socialistes du SPD n’ont pas connu une telle déconvenue et restent représentés dans les deux Parlements, mais leur contre-performance évidente est vue comme un aveu de faiblesse. En effet, le SPD a déjà perdu en importance en Allemagne de l’Est ces dernières années, et le vote de dimanche n’en est qu’une nouvelle preuve, après sa pire performance dans des élections nationales lors des Européennes de juin. Cela est préoccupant, pour le SPD mais en général pour tous les partis de gouvernement. La CDU se maintient mais aura beaucoup de mal à participer à la formation d’un gouvernement devant la polarisation extrême de la vie politique allemande.
Six jours après l’attaque au couteau à Solingen, le gouvernement allemand avait annoncé une série de mesures sur le port d’armes et l’immigration. Malgré cela, les électeurs ne semblent pas avoir accordé plus d’attention à ces promesses. Comment l’expliquer ?
Les mesures annoncées par le gouvernement allemand en réaction à l’attaque de Solingen n’ont manifestement pas eu l’effet escompté d’un point de vue électoral. Beaucoup de citoyens, notamment ceux qui ont voté pour l’AfD, perçoivent ces actions comme tardives et purement réactives. Le sentiment général parmi ces électeurs est que le gouvernement agit davantage sous la pression des événements que de manière préventive ou réfléchie. Ils considèrent que l’Allemagne subit le chaos migratoire et sécuritaire et a perdu le contrôle de la situation.
De plus, le moment choisi, à seulement quelques jours des élections, a pu renforcer l’impression d’une manœuvre politique plutôt qu’une réelle prise en compte des préoccupations des citoyens. Ainsi, l’AfD a pu tirer profit de ce contexte en se présentant comme la seule force politique à prendre au sérieux ces questions depuis longtemps, en étant la seule formation politique allemande faisant ouvertement le lien entre immigration et insécurité notamment depuis la crise migratoire de 2015.
Les partis de la coalition ont proposé de limiter et contrôler la diffusion des armes blanches en réponse à cette attaque. Une réaction qui fut mal perçue par beaucoup d’Allemands alors que les problèmes d’immigration et d’insécurité sont centrales pour de nombreux votants. Malgré les déclarations de Scholz, qualifiant l’épisode de terroriste, ou les déclarations de certains membres du gouvernement pour demander des mesures plus strictes en terme d’immigration, rien n’y a fait et le gouvernement a été vu comme hors-sujet et surtout, ces déclarations n’ont été vues que comme de simples éléments de langage, venant de personnes qui n’ont rien fait à ce sujet depuis des années. Au contraire, les déclarations de l’AfD à ce sujet (fermeture des frontières durant plusieurs années) ont été vues comme plus sincères et sensées.
L’immigration incontrôlée et l’insécurité sont des thèmes centraux pour les Allemands, et principalement à l’Est, alors que les populations se sentent trahies et prétendent que leur identité est attaquée. L’insécurité grandissante dans le pays, et la part de plus en plus importante prise par les étrangers dans ce phénomène, pousse les Allemands à faire le rapprochement entre immigration et insécurité. Ceci explique la hausse des partis populistes, car seuls à en faire des thèmes importants de leurs campagnes, et accélère la défiance vis-à-vis des partis traditionnels. Quand finalement les partis de gouvernement prétendent s’intéresser à ces thèmes de l’immigration et de l’insécurité, ils ne sont pas pris au sérieux et sont vus comme opportunistes. Leur sincérité est remise en cause car quelques jours avant l’attaque, ils ne semblaient pas s’en soucier, au contraire de l’AfD.
Le parti qui tire son épingle du jeu est celui créé par l’ancienne présidente du groupe Die Linke au Bundestag, Sahra Wagenknecht. Dans quelle mesure le BSW peut-il rivaliser avec l’AfD, deux partis qui se disent très critiques de la politique atlantiste, immigrationniste et peu friands de la livraison d’armes en Ukraine ?
Le BSW, le nouveau parti populiste de Sahra Wagenknecht, formée au sein du parti communiste Est Allemand, commence à s’imposer comme un acteur clé dans l’Est de l’Allemagne et au niveau national, rivalisant directement avec l’AfD pour attirer les électeurs déçus par le gouvernement actuel. Tandis que l’AfD s’adresse principalement à un électorat nationaliste et conservateur, le BSW tente de séduire en combinant des positions économiques traditionnellement d’extrême-gauche (anti-capitalisme ou nationalisations) avec une critique acerbe de l’immigration et de la politique étrangère allemande. Ce mélange atypique attire à la fois des électeurs de gauche déçus du SPD ou de la gauche radicale de Die Linke, et des conservateurs modérés. Dans les Lander de l’Est, qui ont mal vécu la réunification, ce discours populiste de gauche raisonne bien alors que les populations se sentent abandonnées et perdantes de la mondialisation.
Le BSW et l’AfD s’adressent à des électorats similaires, et veulent tous deux se faire le porte-parole des Allemands laissés pour compte. La capacité du BSW à se démarquer et à concurrencer l’AfD dépendra de sa faculté à se présenter comme une alternative viable aux partis traditionnels de gauche sans sombrer dans l’extrémisme dur qui caractérise l’AfD depuis quelques années. Si le BSW réussit cette opération, il pourrait capter une part importante de l’électorat critique du gouvernement tout en évitant l’étiquette d’extrême souvent associée à l’AfD. Pour le moment, le parti de Sahra Wagenknecht, malgré des positions controversées, n’apparaît pas encore comme un repoussoir comme l’AfD, cela est dû à la clémence dont font preuve les populations et les médias vis-à-vis de l’extrême gauche en Europe. Ce bénéfice du doute, peut profiter au BSW et lui permettre de grandir sans être dans le feu des projecteurs, braqués sur l’AfD qui est arrivé en tête dans des élections régionales pour la première fois de son histoire. Les gens sont obnubilés par ce retour de l’Extrême-droite au premier plan, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant le BSW a réalisé des scores importants en Thuringe et en Saxe (15 et 12%), phagocytant les voies de la gauche radicale de Die Linke, ce qui en fait un faiseur de rois. En s’alliant avec l’AfD, ils accepteraient leur étiquette extrême, en s’alliant avec les partis traditionnels, ils risqueraient de perdre bon nombre d’électeurs qui avaient été séduit par leur discours antisystème et atypique. Ainsi, ce parti est à la croisée des chemins et pourrait soit grandir, soit voir son ascension stoppée nette.
Comme vous le soulignez justement, l’AfD et le BSW se rejoignent sur de nombreux points, ce qui participe à les placer en marge de l’échiquier politique traditionnel. En plus de l’immigration ou des critiques visant le libéralisme économique, l’AfD et le BSW ont tous deux exprimé des réserves quant à la poursuite du soutien militaire de l’Allemagne à l’Ukraine, bien que pour des raisons idéologiques différentes. L’AfD, en se basant sur des idées nationalistes, prône l’isolationnisme et la priorité aux intérêts allemands, tandis que le BSW de Wagenknecht préfère une approche centrée sur la diplomatie et la négociation, rejetant ce qu’elle perçoit comme une subordination de l’Allemagne à la politique étrangère américaine. En définitive, les deux partis sont favorables à un dialogue avec Vladimir Poutine, chose qui ne déplairait pas à l’ancien agent du KGB posté à Dresde. Dans ces deux partis, il existe un désir plus large de voir l’Allemagne adopter une position plus indépendante sur la scène internationale.
Le fait que ces deux partis, bien que diamétralement opposés sur de nombreuses questions, convergent sur certains points qui séduisent les Allemands (et une part grandissante de la jeunesse), montre un ras-le-bol croissant parmi l’électorat allemand vis-à-vis des politiques traditionnelles et de la gestion de l’économie ou des problèmes sociaux.
Cette percée de deux partis dits populistes dans l’est de l’Allemagne fragilise-t-elle le gouvernement ? Ces résultats peuvent-ils avoir des conséquences également à l’ouest ?
L’essor de l’AfD et du BSW en Allemagne de l’Est constitue un défi majeur pour le gouvernement fédéral, et en particulier pour la coalition dirigée par Olaf Scholz. Ces résultats mettent en lumière une fracture de plus en plus marquée entre l’Est et l’Ouest du pays, avec un Est qui s’éloigne des normes politiques qui prédominent à l’Ouest. Bien que l’impact immédiat se ressente au niveau régional, avec une complexité accrue pour la formation de coalitions, les conséquences pourraient être ressenties à l’échelle nationale.
Au niveau de l’Allemagne de l’Est, ces scrutins ont montré la perte de vitesse des partis de gouvernement, et on voit mal comment ils pourront s’en remettre. La Gauche radicale de Die Linke, d’habitude en réussite dans ces régions, a souffert de la concurrence du BSW et semble également en perte de vitesse. Seule la CDU en est sortie indemne et devra négocier habilement en vue de contrer la hausse de l’AfD et du BSW.
Dans l’Ouest, bien que l’AfD et le BSW soient moins influents, leur succès à l’Est pourrait inspirer les électeurs et accroître la fragmentation politique à l’échelle nationale. Le gouvernement devra répondre aux causes profondes de ce mécontentement s’il veut empêcher ces forces populistes de gagner du terrain, non seulement à l’Est, mais aussi potentiellement à l’Ouest. Surtout, l’insécurité et le sentiment de déclassement est aussi présent à l’Ouest (bien que moins intense qu’à l’Est), ce qui en fait un terrain propice à la rhétorique populiste, surtout que la situation économique de l’Allemagne est mauvaise et qu’une baisse du PIB est prévue cette année. La toute puissante industrie allemande, qui autrefois était un moteur et un élément de fierté, bat de l’aile et de nombreuses personnes à l’Ouest vivent mal ce déclassement après des années de réussite économique.
L’AfD reste assez bien implantée à l’Ouest, et même si ses scores restent moins importants que ceux enregistrés à l’Est, ils n’en restent pas moins significatifs. Preuve en est, ils ont obtenu 15,89% des voix au niveau national lors des élections européennes de juin, ce qui n’aurait jamais été possible sans une présence uniforme dans le pays. De plus, l’Allemagne de l’Ouest est bien plus touchée par l’immigration étrangère que l’Est (pour des raisons d’attractivité économique) et par la violence et les attaques comme à Solingen, ce qui fait qu’elle pourrait être potentiellement aussi réceptive que l’Est au discours de l’AfD. En triomphant en Thuringe et Saxe (avant peut-être le Brandebourg à la fin du mois), l’AfD s’offre un magnifique porte-voix et une publicité sans commune mesure, ainsi si cela est bien négocié par la direction du parti, cette réussite pourrait servir de tremplin au parti à l’Ouest. Les gens pourraient se dire qu’ils abordent des thèmes importants qui résonnent chez eux, mais surtout ils pourraient être convaincus de voter pour le parti, se disant que leur vote compterait après ces bons résultats du parti, qui sont gages de bonne santé.
Pour le BSW, le raisonnement est proche sachant que les deux partis surfent sur le mécontentement des gens et les problèmes économiques et sociaux (en passant par l’immigration, passée sous silence par les partis de gauche traditionnels). Pour autant, ce parti est beaucoup plus récent et ne dispose pas de la même implantation que l’AfD au niveau national. Le parti est principalement fort dans les Länder de l’Est, de par l’origine de Wagenknecht, qui a fait partie du parti communiste Est allemand avant de rejoindre Die Linke. Elle s’adresse donc à cette population, qu’elle comprend mieux, ce qui explique son échos dans la région. Pour autant, ce parti est jeune et peut continuer sa croissance exponentielle en surfant sur les bons résultats de dimanche pour s’implanter à l’Ouest. De plus, le BSW pourrait profiter de la baisse de régime des partis de gauche historiques comme le SPD ou Die Linke pour exister durablement à l’Ouest, car aujourd’hui Sahra Wagenknecht semble incarner cette nouvelle gauche, une gauche qui gagne et qui veut renouer avec les gens et leur préoccupation à coup de discours populistes et extrêmes.
Alors que la coalition gouvernementale bat de l’aile depuis plusieurs mois, cette nouvelle forme de pression pourrait accentuer les divisions au sein de celle-ci et rendre la prochaine année difficile. Lors de ces élections, les partis de la coalition en feux tricolores ont perdu de nombreux sièges, nouvelle débâcle électorale pour eux après des élections européennes calamiteuses. De plus en plus, ils sont vus comme moins légitimes, et bénéficient uniquement de leurs bons résultats de 2021, ce qui leur permet encore de rester au pouvoir. La pression sur la coalition et sur les partis la composant sera grande, alors que les accusations de déconnexion face aux préoccupations des Allemands vont grandir. Il y aura un avant et un après 1er septembre en Allemagne, et si les partis de gouvernement (au pouvoir, comme SPD, Verts et FDP, ou dans l’opposition comme CDU/CSU) font comme si de rien n’étaient et retournent à leurs préoccupations habituelles, le contre-coup pourrait être grand et la défiance plus importante. Ce qui n’est pas de bonne augure en vue des élections du 28 septembre 2025.
Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du Millénaire
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Crédit photo : Bundestag, Herman, sous license Attribution-ShareAlike 2.0 Generic.
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