1- Des militaires ont annoncé, mercredi, « mettre fin au régime » en place au Gabon et dissoudre « toutes les institutions de la République ». Les frontières ont été fermées. La tentative de coup d’État est intervenue quelques minutes seulement après l’annonce des résultats de la présidentielle qui s’est tenue samedi. Le sortant Ali Bongo Ondimba a été réélu avec 64,27% des voix. Son principal opposant conteste le résultat. Il est actuellement en résidence surveillée. Le porte-parole du gouvernement français Olivier Véran a précisé que « La France condamne le coup d’État militaire qui est en cours au Gabon ». Pourquoi la France ne s’interroge pas en même temps sur la fraude électorale manifeste sur la présidentielle gabonaise ? En quoi la situation du Gabon est-elle différente de celle du Niger ?
Pierre Clairé : À l’heure actuelle, il est difficile pour la France de s’exprimer publiquement sur ces fraudes tant elle a trop à perdre. Ainsi, conforme à sa politique à l’égard des pays africains et surtout à sa ligne défendue face au putsch nigérien, elle condamne le coup d’État et dit vouloir un retour à l’ordre et au calme. Agir autrement reviendrait à faire voler en éclat son discours sur le Niger et perdre en crédibilité sur le Continent en portant un deux poids deux mesures dangereux. Cette versatilité aurait comme résultat d’ouvrir un peu plus la voie à des puissances autocratiques et dangereuses comme la Chine et la Russie. De plus, il ne faut pas sous-estimer le sentiment anti-français très présent dans la région et qui nourrit les contestations et les putschs. En critiquant le déroulement de l’élection présidentielle gabonaise, la France se rendrait coupable d’ingérence aux yeux de certains en Afrique, ce qui pourrait accélérer les coups d’État et ainsi entraîner une forme de Printemps Arabe bis.
Les coups d’Etat au Gabon et au Niger n’ont rien à voir et il serait erroné de les rapprocher. Au Gabon, il s’agit d’un coup d’Etat inhérent à la vie politique interne. La démocratie et les droits de l’homme ont toujours été un problème dans le pays et Ali Bongo, président du Gabon depuis 2009 à la suite de la mort de son père, n’a jamais fait l’unanimité. En 2016, lors de sa première réélection contestée, son opposant de l’époque, Jean Ping, avait aussi contesté le résultat devant les fraudes avérées, mais la contestation fut durement réprimée. En 2019, alors que Bongo est convalescent, des militaires tentent de prendre le pouvoir, mais le coup d’État tombe à l’eau et les putschistes sont durement punis. Cette année, les résultats étaient aussi remis en cause et la population a mal accepté qu’internet soit coupé dans le pays. En somme, ce coup d’Etat est le résultat d’années d’entraves à la démocratie et montre qu’il existe un véritable raz-le-bol dans le pays. Au Niger, la situation est clairement différente alors que le pays était reconnu comme un des plus démocratique de la zone, Mohamed Bazoum étant élu démocratiquement. Le coup d’État au Niger a été une surprise puisque le régime ne connaissait pas de problèmes démocratiques, sécuritaires ou d’instabilité due à l’islamisme (les attaques avaient baissé ces derniers mois grâce à l’aide occidentale). Le Niger est caractéristique d’un coup de force fomenté par des généraux qui se plaignaient de la présence française sans appui de la population.
2- Concrètement comment fait-on pour garder un lien avec l’Afrique sans être accusé
d’avoir un comportement néocolonial ?
Pierre Clairé : Le problème principal de la France en Afrique est son aveuglement pour changer de logiciel. Les relations post-coloniales de la France avec ses anciennes colonies africaines diffèrent du monde anglophone. Ses relations ont été marquées par un clientélisme et une corruption à peine masqués, la France voyant le Continent comme sa chasse gardée. La France n’a pas réalisé que l’Afrique se mondialise et devient le terrain de jeu de nouvelles puissances comme la Chine, la Russie ou la Turquie, qui jouent du rejet de la France et du néo-colonialisme pour s’insérer durablement. La France a perdu aux yeux des États africains de sa spécificité et n’offre plus une politique originale dans la zone, alors que les pays sont fréquemment courtisés par d’autres puissances. Il est donc nécessaire pour garder le lien de repenser notre politique africaine, axée davantage sur le coopération et la réciprocité. Il est nécessaire de ne plus voir les pays africains comme notre chasse gardée acquise, mais comme des partenaires avec des échanges normalisés. Il est ainsi nécessaire de se centrer sur les populations et sur les échanges commerciaux, pour que les bienfaits de notre présence se fassent ressentir en contribuant à insérer les Etats africains dans les chaînes de valeur mondiales.
La France est aussi perçue comme une puissance ingérante qui utilise le prétexte de la démocratie pour ses intérêts vitaux. Alors qu’à juste titre la France se dit attachée à l’ordre constitutionnel au Niger et à l’Etat de droit, il faut rappeler qu’elle a soutenu le coup d’État constitutionnel au Tchad. Quelle cohérence ? Beaucoup d’intellectuels, de politiques et de militaires pensent que notre seule ligne directrice est la défense de ses intérêts. Ce comportement amène de l’hostilité d’une partie de la population. Seulement, face à la prise d’importance de la Chine et de la Russie et pour éviter de sembler néo-colonialiste, la France aurait dû brosser dans le sens du poil la société civile africaine et ne pas se concentrer sur les dirigeants pour faire accepter la présence française en Afrique.
La France est prisonnière de ses liens coloniaux et anciens avec l’Afrique. Un fossé s’est creusé entre une jeunesse qui devient progressivement majoritaire avec la transition démographique des pays africains et les présidents français donneurs de leçons soutenant les Bongo, Nguesso et consorts. Le discours d’Emmanuel Macron de ce lundi aux Ambassadeurs a marqué les esprits par sa violence et son agressivité, alors que la France semble se montrer aveugle sur ce qui se passe sur le Continent. Il est nécessaire de se montrer plus diplomatique et compréhensif des réalités et besoins locaux, d’autres pays prétendent s’y intéresser et ne pas le faire amènerait à perdre pied en Afrique et voir ces pays comme la Chine et la Russie gagner du terrain dans la région.
3- Qu’est-ce que l’on peut faire économiquement face à la corruption et comment
peut-on gérer nos contradictions sans se substituer aux Etats africains ?
Pierre Clairé : Je reste convaincu que c’est par le commerce et le libre échange que la France pourra se racheter en Afrique et redorer son blason. Pour autant, vous avez raison de signaler que la corruption et la mauvaise gouvernance constituent l’enjeu principal qui se heurte au développement de l’Afrique. Il faut donc opérer un changement de logiciel pour repenser nos relations. La politique française en Afrique a toujours été basée sur le clientélisme en raison des économies de rente de chaque pays. Or, les économies de rente génèrent par nature des régimes corrompus. Cela explique pourquoi l’aide envoyée par la France en Afrique ne bénéficie qu’à une minorité au pouvoir. Les Français doivent aider les régimes africains à diversifier leur économie et à opérer une montée en gamme dans les chaînes de valeur pour éviter d’alimenter le ressentiment anti-français attisé par la corruption et par les puissances étrangères (Chine, Russie) qui veulent nous remplacer.
Il faut donc revoir les positions françaises sur l’Afrique et surtout repenser son aide économique, en tentant d’augmenter le partenariat et la coopération. La France a déjà un avantage comparatif non négligeable avec la langue et elle doit s’en servir en créant un lien fort avec les populations et non plus les élites uniquement. Cette aide versée aux États part d’une bonne intention française, mais sa mauvaise utilisation et la corruption endémique de ces pays rend son utilité quasi nulle voire nocive pour l’image de la France. Ainsi cette aide devrait être distribuée directement aux entreprises et des facilités devraient être accordées aux entreprises locales notamment avec des prêts à taux avantageux. En effet, le marché intérieur et les entreprises locales souffrent de la concurrence déloyale des entreprises étrangères, notamment chinoises, dopées à l’argent public. La généralisation des financements et d’autres dons faits secteur privé, par le biais notamment des institutions de financement du développement, permettrait d’utiliser directement l’argent donné par la France, pour des projets d’utilité publique. Surtout, cela permettrait de supprimer les intermédiaires vecteurs de corruption et ainsi de promouvoir la croissance via des projets innovants. Le commerce serait notamment un moyen de participer à la croissance de ces pays en leur permettant de créer sans dépendre outrageusement de l’aide internationale.
Pour gérer nos contradictions et ne pas être forcé de quitter l’Afrique, continent d’avenir de par ses matières premières et ses marchés conséquents, il faut se montrer plus habile et diplomate. Nous ne pouvons pas prétendre que nous n’avons aucun intérêt en Afrique, mais il faut se placer davantage dans la coopération et l’échange pour se faire accepter durablement. C’est cet aspect qui manque cruellement à la politique française.
4- Concrètement comment faire pour la gestion des matières premières face à la
corruption ou pour les questions des visas ?
Pierre Clairé : L’Afrique souffre de ce que nous connaissons comme la malédiction des matières premières (le continent dispose de 40% des réserves d’or mondiales, 30% de celles de minerais et 12% de celles de pétrole). Pourtant cette rente qui devrait être synonyme d’une manne financière importante pour l’Afrique ne profite pas aux populations à cause de la corruption et de la mauvaise gouvernance. L’Afrique n’est pas en mesure de transformer cette rente en développement économique stable. En 2020, l’industrie issue de la transformation de ces matières premières n’était le premier poste d’exportations que de 4 pays africains (Maroc, Seychelles, São-Tomé et Principe et Tunisie). Cela est bien faible pour l’Afrique. Par le biais des banques de financement du développement nous devrions agir afin de faciliter la création d’entreprises innovantes en Afrique qui leurs permettraient de transformer leurs grandes réserves de matières premières en source de croissance stable. Enfin, il faut privilégier la création et le financement de sociétés minières locales sans aucune corruption, mais aussi se montrer intransigeant avec les entreprises européennes qui donnent des pots de vin et alimentent la corruption. Ce fut le cas lors de la condamnation du suisse Glencore, géant des matières premières, qui fut condamné à payer une lourde amende pour cause d’incitation du climat de corruption en novembre dernier. Nous devons multiplier les actions de ce genre pour éviter de passer pour les pilleurs du Continent et empêcher que les Russes et les Chinois, qui pour le coup pillent le continent, ne puissent s’implanter durablement.
Depuis le début de l’année nous voyons que les refus systématiques de l’émission de visas vers la France crée des tensions et ravive un sentiment anti-français. Cette question est épineuse et explique pour partie l’échec de la nouvelle politique africaine annoncée par Emmanuel Macron en février dernier. En effet des facilités de circulation et d’obtention de visas devaient être accordées à certaines catégories d’Africains (chercheurs, scientifiques ou autres personnes ne présentant pas de risques migratoires). Mais dans les faits ce n’est pas devenu réalité et cela à le don d’exaspérer et de créer du ressentiment chez nos partenaires. Il serait judicieux de faciliter les partenariats stratégiques entre la France et les pays africains. Il s’agit bien d’établir une différence entre ces migrants qualifiés qui ne sont pas appelés à rester sur le territoire et les migrants non qualifiés, pour ainsi aider à favoriser la coopération internationale et permettre de redorer notre image en Afrique.
5- Faut-il préférer quelqu’un de corrompu au risque de voir s’éloigner la démocratie ? Y a-t-il des possibilités pour la France de “rattraper” la situation en Afrique et sur le front de la diplomatie et de la démocratie face aux Russes et aux Chinois et face au mécontentement de la population ?
Pierre Clairé : Agir de la sorte et soutenir quelqu’un de corrompu est une des raisons qui nous a conduit à une telle situation. La présence française en Afrique depuis les indépendances est marquée par une forme de clientélisme voire de corruption et c’est justement le rejet de cela qui a alimenté la haine anti français en Afrique. Alors que nous défendons à juste titre l’ordre constitutionnel et l’État de droit au Niger, nous n’avons eu aucun problème à soutenir le coup d’État constitutionnel de Mahamat Déby au Tchad il y a un an par exemple. Ce manque de cohérence est une des raisons du rejet de la France en Afrique. Il nous faut soutenir la démocratie et combattre la corruption sur le Continent. Tout rattrapage me semble difficile tant la France s’est enfermée dans un aveuglement post-colonial qui l’a empêché de réaliser que l’Afrique avait changé depuis la fin de la Guerre Froide. Après les Indépendances, ses alliés la laissaient jouir d’une rente néo-coloniale sans jamais être inquiétée. Mais ce monopole appartient au passé et en ne voulant pas voir la réalité, la France s’est attirée la haine d’une frange de la population, alors que l’action de la France se résumait à une présence militaire pour lutter contre le djihadisme, tout en se montrant intransigeante sur les questions de démocratie, d’État de droit et des droits de l’Homme.
Face à cela, la France a dénigré les échanges économiques, laissant par exemple l’Allemagne devenir le premier partenaire économique du continent dès 2018. De plus, la France ne peut plus aussi bien garantir la sécurité des pays africains que du temps de la Françafrique, n’ayant pas la même présence et souffrant de la comparaison avec les autres puissances étrangères présentes en Afrique. La présence française est devenue difficilement compréhensible par les populations, qui ne voient pas automatiquement les résultats de la présence militaire française (alors que les résultats sont là) et surtout ne ressentent pas économiquement les bienfaits de la présence française. Les Russes ou les Chinois ne font pas cette erreur et se montrent généreux en flattant leurs hôtes et surtout en commerçant avec eux et en leur offrant des débouchés.
Un changement de paradigme reste possible. Seulement, la France a perdu un temps précieux et s’est laissée déborder par d’autres puissances. Ces « nouveaux » pays ont adopté des stratégies africaines originales, claires et surtout centrées sur les populations. Ce naufrage français est d’autant plus dommageable que la France partait avec une certaine avance. Un “rattrapage » serait possible mais il faudrait changer le logiciel de la France concernant ses relations avec l’Afrique et se concentrer davantage sur l’économie et les investissements. Nous devons soutenir les économies locales, augmenter nos échanges avec ces pays pour ne plus donner l’impression de profiter de ces pays sans faire profiter des liens privilégiés. Entre 2000 et 2020 la part de marché relative de la France est passée de 15 à 7,5%, ce qui est une baisse trop importante. À côté de cela, la participation de la Russie ou de la Chine n’a fait que grandir. La concurrence de la Chine est la plus préoccupante sur le continent, avec une forte présence par le biais des nouvelles routes de la soie comme au Gabon. Mais les PME et les TPE locales souffrent de cette présence accrue et de la concurrence déloyale d’entreprises chinoises dopées aux aides d’État. Ainsi, en multipliant les échanges et favorisant l’essor des entreprises locales nous pouvons nous distinguer et nous faire apprécier de nouveau des locaux.
6- Comment expliquer que la France n’ait pas été en mesure de lutter, de contrer suffisamment et de manière efficace la guerre de l’information déployée contre la présence française en Afrique ou la démocratie, notamment de la part de la Russie ou la Chine ?
Très simplement car elle s’est enfermée dans une forme de facilité et s’est laissée emprisonner dans sa croyance que personne ne viendrait la contrer et la concurrencer en Afrique. Elle s’est installée dans une forme de passivité, pensant que tout lui était dû en Afrique et qu’elle ne pourrait être attaquée par voie de communication et de l’information. La Russie par exemple a pris toute la mesure de la situation du continent et de la réalité actuelle. Concord, maison mère du Groupe Wagner, groupe paramilitaire à la renommée internationale, a bien compris que l’Afrique était rentrée dans une nouvelle ère et a fait preuve d’habileté avec l’utilisation des médias. De plus, la France est une cible facile par une politique africaine “old school” basée sur le clientélisme. La présence militaire française, qui ne s’accompagnait plus d’échanges commerciaux importants, a frustré et monté les populations contre la France. Ainsi les autres puissances n’ont eu aucun problème à diaboliser la France aux yeux de la population et ainsi en bénéficier diplomatiquement, grâce à de nombreuses « fake news ».
La France a aussi omis de voir que l’Afrique était entrée dans la mondialisation et l’âge numérique. A titre d’exemple, près de 70% des Africains devraient disposer d’un smartphone en 2025. L’information est primordiale, mais en ne sortant pas de sa position paternaliste, la France n’a pas vu cette nouvelle guerre de l’information. Il faut aussi dire que la France s’est historiquement appuyée sur des hommes politiques ayant eu des rôles dans son administration après les indépendances, comme avec Léopold Sédar Senghor au Sénégal. Ensuite, les Français se sont appuyés sur des militaires formés dans l’hexagone. Le résultat fut le même, ils ont dénigré la population et surtout la jeunesse, nourrie aux informations douteuses d’origines russes ou chinoises. Face à cet aveuglement, les médias français comme France 24, RFI et TV5 Monde n’ont jamais pu rivaliser en adoptant une ligne éditoriale traditionnelle. Le résultat est que d’autres puissances ont pu monter des millions de personnes contre la France, et après des années de laissez-faire, la tâche semble colossale pour contrer cette influence.
Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du Millénaire
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Crédit photo : Dolto sous license Common Creative.
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