Article de Valeurs Actuelles : Législatives : comment gouverne-t-on un pays ingouvernable ?

Les sondages laissent entrevoir l’impossibilité totale de trouver une majorité à l’Assemblée à l’issue des législatives. Qui pourrait dans ce cas occuper le poste de Premier ministre ? Éléments de réponse. Par Thomas Morel avec la contribution de William Thay.

Qui occupera le fauteuil de Premier ministre le 8 juillet prochain, au lendemain des législatives ? Si les sondages dessinent tous les mêmes grandes tendances (autour de 33 % pour le Rassemblement national, autour de 28 % pour l’alliance du Nouveau Front Populaire, autour de 20 % pour la macronie), les estimations en nombre de sièges dans la nouvelle assemblée sont beaucoup plus indécises. Les dernières projections en date, celles établies dimanche par Elabe pour BFMTV et La Tribune, attribuent 250 à 280 sièges au RN et ses alliés, 150 à 170 sièges pour la gauche et 90 à 110 sièges pour les partisans d’Emmanuel Macron. Ce rapport de forces laisse entrevoir une situation inédite sous la Ve République : la possibilité d’un pays “ingouvernable”, où aucune alliance parlementaire ne permettrait de rassembler suffisamment de députés pour constituer une équipe ministérielle.

On entre dans une zone grise

Comment fonctionneraient alors les institutions du pays ? Les observateurs de la vie politique, constitutionnalistes en tête, se grattent la tête. « Il faut garder à l’esprit qu’on entre dans une zone grise, prévient l’avocat et docteur en droit public Ghislain Benhessa. On peut formuler des hypothèses, mais ce ne sont que des suppositions ; en réalité personne ne peut sait vraiment ce qui se passerait dans ce cas. »
Plusieurs scénarios sont envisageables pour l’après-7 juillet. D’abord, celui d’un gouvernement “technique”. « Dans cette hypothèse, Emmanuel Macron nomme le Premier ministre de son choix — même Gabriel Attal s’il le souhaite —, le gouvernement ne présente aucun texte politique à l’Assemblée et donc n’a pas besoin d’engager sa confiance », explique William Thay, du think tank Le Millénaire. Cette méthode permet d’expédier les affaires courantes jusqu’à la tenue de nouvelles élections législatives, qui ne peuvent avoir lieu avant un an, avec l’inconvénient qu’aucune réforme importante ne peut voir le jour. C’est ce que la Belgique a connu à trois reprises depuis le début des années 2000, avec même un record de seize mois sans gouvernement entre mai 2019 et octobre 2020. « Il y a toutefois une différence majeure : la Belgique est un État fédéral, où les grandes régions disposent d’une autonomie et d’un pouvoir de décision importants », tempère Ghislain Benhessa. En clair, même sans exécutif national, les collectivités étaient à même de porter des projets politiques. Difficile d’imaginer que la France, avec son administration centralisée qui ne laisse qu’une marge de manœuvre limitée aux présidents de région, parvienne à fonctionner de cette manière.

Le “régime parlementariste” ou le chaos permanent

Autre hypothèse, celle du “régime parlementariste” : chaque parti cherche à s’accorder avec ceux qui sont proches de ses idées pour constituer une coalition à même de soutenir un gouvernement, lequel est ensuite condamner à être renversé dès que la coalition vole en éclat. « La difficulté, c’est qu’il faut que chacun accepte de faire des concessions pour trouver un programme commun qui puisse rassembler à la fois à gauche, au centre et à droite. Et la France n’a pas cette culture de la négociation », s’inquiète William Thay. Le risque, c’est celui d’un scénario à l’italienne : depuis 1946, pas moins de 71 gouvernements se sont succédés, soit quasiment un par an, alimentant une instabilité politique permanente. « Ce serait surtout un retour à la IVe République et au “parlementarisme rationnalisé” dans lequel le gouvernement se retrouve soumis à la bonne volonté des députés pour faire adopter ses projets de loi. Justement le travers auquel la Ve République, puis le passage au quinquennat et la tenue des législatives après la présidentielle, devaient mettre fin », rappelle encore Ghislain Benhessa.

À ce chaos palrmentaire menace également de s’ajouter le chaos de la cohabitation. Car si les rôles du Premier ministre et du président de la République sont en principe gravés dans le marbre des institutions, le diable se cache dans les détails, comme le rappelait récemment Jacques Attali, conseiller de François Mitterand lors de l’entrée de Jacques Chirac à Matignon, en mars 1986. Ainsi, alors que la politique étrangère est en principe la chasse gardée de l’Élysée, Attali rappelle comment il avait fallu manœuvrer pour tenir à l’écart l’ambitieux Premier ministre de droite : « Le test fut la réunion des sherpas pour la préparation du sommet du G7 prévu à Tokyo au mois de mai suivant. Si le représentant du Premier ministre avait participé à cette réunion, il serait devenu évident aux yeux de nos partenaires que le Premier ministre participerait à la détermination de la politique étrangère ou même en avait le contrôle. […] Pour l’éviter, nous avions obtenu de nos partenaires japonais que la réunion de sherpas ait lieu à Paris et que cette réunion se tienne non pas à l’ambassade du Japon à Paris mais dans un château présidentiel, celui de Rambouillet. On fit savoir au Premier ministre que j’y serai le seul représentant de la France, et que le château ne serait ouvert qu’à ceux que le Président souhaitait y accueillir. Le Premier ministre insista. Fortement. En vain. »


Paradoxalement, l’agitation politique à venir, qui semble aujourd’hui inévitable, n’est pas forcément une mauvaise chose pour l’économie. Pas de gouvernement, cela signifie également moins d’inventivité fiscale et normative, lesquelles sont rarement bénéfiques pour les entreprises. En Belgique, la période 2007-2011, marquée par une grande instabilité politique, avait pourtant vu le pays connaître une embellie : chômage en baisse, croissance supérieur à la moyenne européenne et un déficit très inférieur à celui de la France…

Avec William Thay, président du Millénaire

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Crédit photo : Emmanuel Macron, European Commission, sous license Creative Commons Attribution 4.0 International, via Wikimedia Commons.

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