Sous les lambris du Sénat, ce 14 mai, deux parlementaires détaillent le constat accablant de leur commission d’enquête sur le narcotrafic en France, un travail de titan avec moult auditions et déplacements sur le terrain. Etienne Blanc, le rapporteur LR, lance un cri d’alarme : « La France est submergée par le trafic de stupéfiants. L’Etat n’a pas pris la mesure de l’ampleur du phénomène. Les moyens ne sont pas du tout à la hauteur. » Au même moment, à une centaine de kilomètres de là, au péage d’Incarville dans l’Eure, un fourgon pénitentiaire est attaqué, deux agents tués et trois autres
blessés, pour libérer Mohamed Amra, dit « La Mouche », dans une opération d’une rare violence.
Un mois plus tard, « La Mouche », qui selon des écoutes policières organisait le trafic de drogues,
l’achat d’armes et l’élimination physique de ses concurrents depuis sa cellule de la prison de la Santé à Paris, reste introuvable. « Cette affaire illustre la nouvelle puissance des groupes criminels. Nous avons été sidérés par les cas d’hyperviolence, se désole Etienne Blanc. Des gosses ont été brûlés vif au chalumeau,
des corps démembrés envoyés aux familles…»11 tonnes de cocaïne montrées par l’académie de police de Madrid, le 12 décembre 2023. L’Espagne est un point d’entrée majeur.
« Un tsunami »La France est-elle en train de devenir un narco-Etat ? Des experts affirment qu’elle se rapproche des pays d’Amérique latine où l’Etat est menacé par les groupes criminels : « La France est en passe de devenir un narco-Etat, caractérisé par un très haut niveau de consommation de drogue et une très forte prégnance des trafics dans l’économie souterraine », souligne une étude du think tank Le Millénaire. Matthieu Hocque, l’expert qui l’a coréalisée, s’est basé sur le « Global Crime Index », de l’organisation indépendante Global Initiative, qui fait référence et classe l’Hexagone aux côtés de la Colombie, du Venezuela, du Mexique et des Etats-Unis. « Nous faisons partie des pays où le trafic de drogue est très implanté, mais avec une résilience de l’Etat qui a d’importants moyens pour y répondre, souligne Matthieu Hocque. Cela débouche sur une guerre de territoire entre les dealers et les forces policières. »
Interception d’un voilier suspect par le porte-hélicoptères amphibie Tonnerre, le 4 mars. A bord : 894,10 kg de cocaïne (60 millions d’euros). Crédit: Marta Fernandez Jara/Europa Press/Abacapress.com « Un tsunami. » C’est ainsi que les experts de la police et de la justice qualifient l’évolution du trafic
de stupéfiants ces dernières années. Devant la commission d’enquête sénatoriale, Stéphanie Cherbonnier, la cheffe de l’OFAST, le puissant office antistupéfiants, a souligné l’envolée des saisies de cannabis, multipliées par deux en dix ans, et surtout de cocaïne, multipliées par cinq (28 tonnes en 2022). Des saisies qui révèlent l’explosion de la consommation.Un chiffre d’affaires estimé à 3,5 milliards d’euros« A la fois zone de rebond et porte d’entrée par ses ports et aéroports, la France connaît un engouement pour la cocaïne », constate Stéphanie Cherbonnier. « Le vecteur maritime permet de transporter des quantités massives », admet-elle, en pointant le port du Havre, particulièrement touché. Et le transport par avion, via les « mules », des convoyeurs, a connu une progression exponentielle : « Jusqu’à la moitié des passagers d’un vol en provenance de la Guyane ou des Antilles peuvent être des passeurs », déplore la commission d’enquête. Tarifs affichés sur un mur de la cité La Paternelle
et point de deal dans la cité de la Castellane, dans les quartiers nord de Marseille, en 2023.
Lancée en mars dernier contre le trafic de drogue, l’opération « Place nette », très médiatisée, n’a pas
eu les effets escomptés. Crédit: Nicolas Tucat/AFP. Avec 600 000 usagers en France, le marché de la cocaïne est l’un des plus lucratifs : sortant à près de 700 euros le kilo en Colombie, la poudre blanche est vendue au détail à 65 000 euros, 90 fois plus. L’autre marché moins rémunérateur mais plus large, c’est le cannabis, avec 5 millions de consommateurs. Fait nouveau, coke ou shit sont aujourd’hui distribués dans les villes petites et moyennes, jusqu’alors préservées, en utilisant les moyens modernes de la livraison à domicile. « Si la campagne connaissait la tournée du livreur de lait ou de pain, elle connaît aujourd’hui la tournée du dealer », relève Etienne Blanc.Un secteur criminel florissant. Avec un chiffre d’affaires estimé à 3,5 milliards d’euros (30 milliards en Europe), 21 000 salariés à temps plein et 240 000 qui en vivent directement ou indirectement, le narcotrafic génère d’énormes masses financières, blanchies dans l’économie et difficiles à détecter. Un pactole qui provoque des luttes sans merci pour le contrôle des 3 000 points de deals du territoire. Aucune profession n’est épargnée par la corruption. En 2023, 315 homicides (ou tentatives) en lien avec le narcotrafic ont été recensés, les « narchomicides », en hausse de 60 % par rapport à l’année précédente. Dans ces groupes criminels sans pitié, on trouve des Français des quartiers sensibles, des Antilles et de Guyane, et de plus en plus d’étrangers : selon l’OFAST, les Albanais ont investi tout le pays dans la cocaïne, les Nigérians ont acquis des positions à Marseille dans l’héroïne et à Paris dans le crack, et les Colombiens ont créé des labos pour raffiner la cocaïne. Comme dans le village de Bohain-en-Vermandois, dans l’Aisne, où leur installation, dans un local vétuste, a été démantelée l’année dernière. « Ces groupes criminels sont particulièrement agiles et violents et dotés d’une forte capacité de corruption », s’alarme l’Office antistupéfiants. 528 kg de cocaïne en
provenance de la Martinique saisis par la douane, à Marseille, le 12 août 2022.
Symptôme d’un narco-Etat, ces organisations ont les moyens de corrompre les agents des ports et aéroports pour laisser entrer leur marchandise, mais aussi les policiers, magistrats ou greffiers. « Aucune profession n’est épargnée, admet Stéphanie Cherbonnier. Dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains personnels peuvent céder à l’appel de ces sirènes criminelles. »La réponse de l’Etat est faiblarde. Elle est bien placée pour en parler : le 4 avril, son antenne de Marseille a été perquisitionnée par l’Inspection générale de la Police nationale, l’un de ses policiers étant accusé de corruption. Conséquence du phénomène : la « mexicanisation » des prisons, dénoncée par les magistrats marseillais, où les barons de la drogue continuent impunément leurs trafics.
Face à la puissance de ces groupes criminels, la réponse de l’Etat est faiblarde. Enquêteurs et magistrats dénoncent unz pénurie de moyens : à Marseille, Olivier Leurent, le président du tribunal judiciaire, déplore le manque de greffiers et de personnel pénitentiaire, ce qui empêche parfois de « procéder à des interrogatoires de détenus faute d’effectifs suffisants pour réaliser les extractions ». Même galère pour la police et la gendarmerie qui pâtissent d’un « retard technologique », selon la commission du Sénat : « Les matériels sophistiqués manquent mais surtout l’informatique ne permet même pas une exploitation sereine des écoutes téléphoniques. » Un sujet négligé dans les programmes pour les législatives. En plus, sur le terrain, c’est la guerre des polices. Les parlementaires ont constaté de « nombreux problèmes d’ignorance réciproque, de chevauchements de compétence voire de rivalités entre services ». Et du côté de la justice, on compte « 19 structures spécialisées pour la délinquance et la criminalité avec leurs moyens éparpillés et leurs problèmes de communication entre elles », dénoncent les magistrats Béatrice Brugère et Jean-Christophe Muller, dans une tribune parue dans le journal Le Monde. Révélateur de cet imbroglio, le bilan décevant des 473 opérations « Place nette », très médiatisées, pour faire la guerre aux points de deal, avec de très faibles saisies. Pas de doute : un urgent « plan Marshall » face au trafic de stupéfiants est indispensable. Mais avec le séisme politique créé par la dissolution, ce sujet, négligé dans les programmes pour les législatives, risque de passer au second plan. Laissant la France glisser un peu plus vers un narco-Etat.Comment parlent les trafiquantsLes trafiquants de drogue ont une grande réativité linguistique, qui vise notamment à compliquer la tâche des services de police, dans leurs enquêtes et les mises sur écoute. Florilège de cet argot en constante évolution. Four : point de vente,
ou point de deal, où l’on « cuisine » la drogue, c’est-à-dire qu’on la coupe et la conditionne. On « alimente » ou on « livre un four ». Chouf : guetteur dans les points de deal. Arah ou Artena : dérivés
de l’arabe, qui signifient « regarde » et « laisse tomber ». C’est le cri du guetteur pour alerter de l’arrivée de la police. Charbonneur : vendeur de stupéfiants sur les points de deal. Ravitailleur : chargé de ravitailler les points de deal.Nourrice : personne chargée de stocker chez elle la drogue et l’argent du trafic. Spoutnik : le cannabis de qualité supérieure. Tchernobyl, de qualité inférieure. Mach : abrégé de machin,
désignant la cocaïne. Saraf : l’agent de change, en arabe. C’est le banquier occulte, chargé de blanchir l’argent sale. Charcleur ou tapeur : les tueurs recrutés par les groupes criminels. Guitare : l’arme la plus utilisée dans les règlements de compte, la kalachnikov. Logisticien : chargé de la logistique automobile dans les règlements de compte, notamment de se procurer des voitures volées. Garages : les personnes qui planquent les tueurs après leurs forfaits. Monsieur Propre : missionné pour « faire le ménage » après un assassinat, notamment de faire disparaître les armes. Donneur de « Go » : chargé de renseigner les tueurs.
Avec Matthieu Hocque, Directeur adjoint des Etudes du Millénaire
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Crédit photo : Creative Commons, sous license Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0).
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