Atlantico : Le Danemark est actuellement en train de négocier un accord avec le Rwanda pour y envoyer ses demandeurs d’asile grâce à une dérogation aux traités européens. « Cela n’est pas possible en vertu des règles européennes existantes, ni en vertu des propositions du nouveau pacte sur l’immigration et l’asile », a déclaré un porte-parole de la Commission européenne. Que dit le droit européen à ce propos ? Les dérogations sont-elles possibles dans ce cas précis ?
William Thay : L’Union européenne a développé une série de mesures législatives pour apporter des normes minimales en matière d’accueil (directive qualification et directive accueil), sur la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (directive procédures), et sur la rétention et l’expulsion des ressortissants des pays tiers (directive retour). De plus, la Convention de Dublin (1990) permet de déterminer quel pays est responsable d’une demande d’asile donnée, tandis que le règlement Dublin II (2003) vise à garantir l’impossibilité d’une demande multiple et le règlement Dublin III de 2013 établit une méthode pour déterminer l’état membre responsable de l’examen d’une demande d’asile. Ces mesures vont être remplacés et complétés par le pacte sur la migration et l’asile, un projet de réforme présenté par la Commission européenne le 23 septembre 2020.
Les projets en matière d’asile et de migrations dépendent du droit national et également du droit européen. À ce titre, le droit national ne doit pas être contraire au droit européen. Pour le cas du Danemark, il s’agit d’une configuration particulière, parce que le pays a négocié des options de retrait comme sur le volet justice et affaires intérieures. Cela permet aux Danois de disposer d’exceptions au droit de l’Union européenne sur les volets négociés. Lors de la négociation du traité d’Amsterdam, le Danemark a obtenu un régime dérogatoire fixé par un protocole annexé aux traités européens sur les mesures relatives à l’asile et à l’immigration. Pourtant, le Danemark n’a pas négocié d’option de retrait sur deux volets : l’espace Schengen et la Charte des droits fondamentaux. De plus, le Danemark a négocié un accord particulier avec l’Union européenne pour appliquer le règlement Dublin III (protocole du 24 mai 2019). Cela implique par conséquent que le Danemark est plus libre que d’autres pays européens pour porter des projets sur l’asile et les migrations que la France, mais elle reste soumise à certains dispositifs du droit européen en la matière.
Ainsi, certains dispositifs de l’accord entre le Danemark et le Rwanda peuvent être contraires au droit européen, ce qui rendrait nul l’accord du Danemark avec le Rwanda. En effet, certaines dispositions de l’accord sont contraires à la Convention de Genève dont les principes sont respectés par l’Union européenne (art 78 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Toutefois, le Danemark peut dénoncer le protocole du 24 mai 2019 comme le prévoit son article 5. Cette option permettrait au Danemark de négocier avec l’Union européenne, une nouvelle dérogation afin de faire accepter son accord sur le transfert de migrant au Rwanda.
Y a-t-il d’autres dérogations similaires existantes au sein de l’Union européenne ? Comment ont-elles été obtenues par les différents états ? Est-ce la preuve qu’il est possible de contourner le droit européen ?
William Thay : Il existe des dérogations similaires au sein de l’Union européenne qui sont obtenues à travers le mécanisme des options de retrait dans l’Union européenne (opt-out en anglais). Ces dérogations sont négociées par les États membres qui ne souhaitent pas participer à certaines politiques communes. Elles ont souvent été conclues soit après un rejet d’un pays de ratifier un nouveau traité européen soit après un bras de fer entre un État membre et l’Union européenne. Dans le cas du Danemark, la première dérogation a été obtenue suite au rejet par les citoyens danois du traité de Maastricht en 1992. Ce rejet a conduit l’Union européenne et le Danemark a négocié cette option de retrait afin de faciliter la ratification lors d’un second référendum en 1993. Dans le même sens, le Danemark a négocié des options de retrait sur la politique de sécurité et de défense commune ainsi que sur l’espace de liberté, de sécurité et de justice.
D’autres pays ont bénéficié du même mécanisme, à commencer par le cas célèbre du Royaume-Uni avant leur départ avec le Brexit, ainsi l’Irlande, la Pologne, et la Suède. L’Irlande ne fait pas partie de l’Espace Schengen et applique au cas par cas le volet sur l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Sur ce dernier point, l’Irlande et le Danemark ont négocié cette dérogation avec l’adoption du Traité de Lisbonne. La Suède doit normalement rejoindre la zone euro, et n’a pas négocié à proprement parler une option de retrait, mais utilise le fait qu’elle ne fait pas partie du mécanisme européen de taux de change. Ainsi, elle ne satisfait pas un des critères pour adopter l’euro, ce qui signifie qu’elle bénéficie de facto d’une option de droit de retrait. La Pologne n’a pas signé la Charte des droits fondamentaux en arguant qu’elle ne pouvait le faire sans provoquer une fracture de la majorité parlementaire nécessaire pour ratifier le Traité de Lisbonne.
Ces exemples montrent qu’il existe plusieurs possibilités pour obtenir des dérogations au droit européen. Tout d’abord, cela peut se faire lors de la négociation d’un nouveau traité. À ce titre, la France aurait pu négocier une option de retrait sur plusieurs parties du Traité établissant une Constitution pour l’Europe après l’échec du référendum de 2005. Ensuite, on peut obtenir une dérogation de fait lorsqu’on ne remplit pas les conditions nécessaires à la mise en place d’une politique commune. Enfin, le Royaume-Uni avait réussi à obtenir un accord sur un statut spécial lorsque David Cameron avait annoncé organiser un référendum sur le maintien de son pays dans l’Union européenne. Ainsi, en organisant un rapport de force avec l’Union européenne, il est possible des dérogations comme Margaret Thatcher avec le rabais britannique sur leur contribution au budget de l’Union européenne. Pour cela, il faut être en position de force, et démontrer que l’Union européenne a plus intérêt à vous accorder une dérogation plutôt qu’à vous perdre dans le processus de la construction européenne.
Dans la campagne présidentielle française, Marine Le Pen, à plusieurs reprises indiqué vouloir renégocier les traités européens. On lui a souvent rétorqué que la chose était impossible. Est-ce le cas ? Des dérogations à la danoise sont-elles possibles ?
William Thay : Il faut différencier l’option de retrait et la renégociation des traités européens. L’option de retrait permet à un pays de ne pas participer à des politiques européennes communes et qui est possible dans le cadre d’une négociation entre l’État membre et l’Union européenne. Tandis que la renégociation des traités européens suppose un accord avec tous les États membres pour un nouveau traité. Cette seconde option est peu probable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il faudrait se mettre d’accord sur un nouveau projet européen. Or, les États membres ont des intérêts divergents dans l’Union européenne matérialisée par exemple sur la portée et la nature des sanctions contre la Russie comme la question de l’importation du gaz et du pétrole. Ensuite, dans le cas où les États membres seraient d’accord, il faudrait que le nouveau traité soit ratifié par chacun des pays. Or, certains pays ont pour coutume de le faire ratifier par référendum et l’exemple récent britannique n’encourage pas à l’optimisme sur une ratification sur chacun des États membres. Enfin, dans le cas où Marine Le Pen arriverait à l’Élysée, en raison de son positionnement politique, est-ce que les autres chefs d’État et de Gouvernement accepteraient un nouveau traité européen à son initiative ? Cela est peu probable.
Par contre, il est tout à fait possible de négocier des dérogations sur le modèle de ce qu’avait réussi à faire David Cameron. En effet, une élection de Marine Le Pen à la présidence de la République française conduirait à une interrogation de la part des partenaires européens sur le respect de la France de ses engagements européens. Cette situation pourrait permettre à la candidate du Rassemblement national d’être en position de force pour négocier un statut spécial pour la France ou pour d’exercer une option de retrait sur une partie du droit européen.
Au regard de son poids et de son rôle dans l’UE, la France aurait-elle la possibilité de négocier des dérogations si elle le souhaitait ?
William Thay : La France est le deuxième pays le plus important de l’Union européenne tant sur le plan économique que démographique. De plus, la France est un des six pays fondateurs de l’UE, ce qui lui confère une importance politique et symbolique non négligeable. Il faut également rajouter que la France est membre de la zone euro. L’accumulation de ces raisons conduit la France à avoir un poids et un rôle très important dans l’UE. Ainsi, pour reprendre la négociation effectuée par David Cameron pour obtenir un statut spécial pour le Royaume-Uni, est-ce que l’UE pourrait se permettre de perdre la France ? La réponse est évidemment non, puisque cela signifierait presque la fin du projet européen et un risque de crise économique avec l’éclatement de la zone euro. Cela permettrait à la France d’obtenir des dérogations si elle mettait en balance sa participation dans l’Union européenne.
En revanche, la France doit bien mesurer la pertinence de cette option. Tout d’abord, cela entrainerait la France dans une position de pays eurosceptique, ce qui n’est pas un avantage pour ensuite peser dans les institutions européennes. Ensuite, dans le cas où la France et l’Union européenne parviendraient à un accord, cela signifie que la France ne participe plus à une ou plusieurs politiques européennes. Or dans cette optique, tout n’est pas blanc ou tout noir, puisque si certaines politiques européennes ont des défauts, elles ont aussi des avantages, ce qui nécessite une évaluation au cas par cas. Enfin, si la France arrive à cette option, elle ne pourra plus prétendre à exercer un leadership sur le plan européen puisque cela la reléguera au second plan comme lorsque le Royaume-Uni était encore dans l’Union européenne. En effet, les Britanniques jouaient un rôle dans l’Union, mais moins important que la France ou l’Allemagne.
Par William Thay, Président du Millénaire
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Crédit Photo: Parlement Européen par David Illif sous licence CC BY 3.0, via Wikimedia Commons
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