Entretien de Pierre Clairé pour Atlantico : Bruxelles contre les populismes de droite : une défaite politique ou une défaite de méthode ?

Confrontée à la vague électorale populiste qui s’impose dans de plus en plus d’Etats membres, l’UE a le choix entre une croisade morale contre les « forces du mal » et la gestion des maux dont se plaignent les Européens. Que décidera-t-elle…?

1) Marine Le Pen en France, Giorgia Meloni en Italie, l’AFD en Allemagne, Geert Wilders aux Pays Bas, Nigel Farage ou Boris Johnson au Royaume-Uni… Rien dans le paysage politique européen n’est aussi diversifié que le phénomène connu sous le nom de droite populiste, non ? 

Vous avez tout à fait raison, ces différents mouvements sont vraiment différents et c’est une erreur que de tous les rapprocher sous l’étiquette « droite populiste » ou « extrême droite ». Je vois trop souvent les médias faire un rapprochement entre la droite conservatrice polonaise et l’extrême droite de Marine Le Pen par exemple. Pourtant, c’est une erreur si on se base sur les fondements idéologiques ou l’origine de ces partis politiques. 

Un monde sépare la droite conservatrice d’Europe de l’Est du Hongrois Viktor Orbán ou du Polonais Mateusz Morawiecki, et l’extrême droite d’Europe de l’Ouest. La première est attachée à la défense des traditions et de la culture des pays alors qu’à l’Ouest, l’accent est davantage mis sur les questions économiques et sociales, avec l’immigration comme cheval de bataille. Pour comprendre ces différents partis, leur émergence et leur succès électoraux, il faut s’intéresser à l’environnement et aux motifs qui poussent les électeurs à voter pour ces partis. Or, cela est propre à chaque pays. En effet, à l’Est, ces partis sont nés par opposition au communisme et à sa volonté d’en finir avec la religion chrétienne. Les électeurs de ces mouvements sont des laissés pour compte de la transition post-communiste qui a accentué les inégalités politiques, économiques et culturelles. A l’Ouest ils ont pu monter en puissance avec le déclin économique subi à partir des années 1980. Ils sont les perdants de la mondialisation avec le transfert de l’appareil productif dans les pays du Sud. En effet, la courbe de Milanovic montre que leurs revenus ont progressé moins vite que le reste du monde aboutissant à un phénomène de paupérisation et de déclassement économique et culturel. Ainsi, à l’Ouest, les partis populistes s’appuient sur un électorat plus diversifié et “attrape tout”, allant d’électeurs préoccupés par les changements démographiques, aux déclassés et laissés pour compte de la mondialisation. 

2) Ces personnalités populistes ne partagent pas la même ligne politique, notamment sur l’appartenance à l’Europe ou la vision de l’Islam. En revanche, ils sont tous eurosceptiques. L’antipathie envers l’UE, est-ce la seule chose qui les unit ? Pourquoi ? 

Nous sommes d’accord sur ce point, mais là encore il existe une nuance importante. L’euroscepticisme à l’Est s’est construit car l’Union Européenne est vue comme ayant une influence nocive et les partis d’extrême droite locaux l’accusent de vouloir torpiller les cultures nationales. Ainsi, un euroscepticisme fort s’est construit pour tenter de défendre la souveraineté nationale et les valeurs traditionnelles. À l’Ouest, le rejet de l’UE est présent mais moins fort et surtout il n’est pas identique partout. En Italie ou en Espagne il serait impossible de critiquer fortement l’UE alors que les populations sont très europhiles, aux Pays-Bas, Wilders parle souvent du Nexit ou de la sortie du pays de l’Union, en France Marine Le Pen s’est assagie avec le temps et a fait évoluer sa position d’une sortie de l’Union, à une sortie de l’Euro vers un statu quo aujourd’hui. 

D’autres traits sont communs à ces partis, mais ont une importance différente selon les pays. Tout d’abord, tous ces partis se plaignent de l’immigration massive, même si les critiques sur ce point sont plus virulentes à l’Ouest. En effet, les indicateurs migratoires à l’Ouest sont dans le rouge : le nombre d’étrangers à été multiplié par 5 en Italie en 20 ans par exemple. La défense des valeurs traditionnelles est commune partout, pourtant c’est une question prioritaire à l’Est, un peu moins à l’Ouest où les partis d’extrême droite ne sont pas attachés à la religion. La question économique, notamment du pouvoir d’achat, est importante pour tous, mais davantage à l’Ouest (comme vu avec Marine Le Pen ou Geert Wilders). Seulement, les partis conservateurs de l’Est commencent à davantage se saisir de cette question. En effet, le parti polonais conservateur du PiS ont pris des mesures protectionnistes contre les grains ukrainiens pour satisfaire les agriculteurs souffrant de l’afflux de grain étranger, mais ce thème reste un cran en dessous en terme d’importance. 

Même si les environnements nationaux et les contextes diffèrent, ces partis ont progressé dans les électorats européens car les maux sont proches : perte de souveraineté nationale et de son destin, immigration de masse, ou encore déclassement économique et industriel.

3) Face à cette montée du populisme, on voit que l’Europe a du mal à réagir. Le Parlement européen a érigé un cordon sanitaire contre l’extrême droite. Une « croisade morale » contre les forces du mal, ce qui provoque une certaine incompréhension, y compris chez les citoyens européens qui votent et désignent leurs représentants. L’UE est-elle prise dans un piège qu’elle a elle-même créé ? 

Pour lutter contre l’extrême droite, trois stratégies existent : la mise à l’écart, la confrontation ou la complaisance accommodante (en espérant qu’ils souffrent en se confrontant aux réalités). Les deux premières stratégies, qui ont été utilisées par les politiciens modérés de “l’arc de la raison” en Europe, ont échoué. Elles se sont matérialisées par le cordon sanitaire dont vous parlez, qui a été une erreur stratégique majeure. 

Quand l’extrême droite à commencé à émerger, on a cherché à la faire taire et à l’ignorer. Les décideurs politiques des partis traditionnels ont pensé qu’en les sortant ainsi du jeu politique, ils pourraient en finir avec eux. Seulement, en se cachant derrière des valeurs morales et idéologiques, les politiciens de l’UE en sont venus à s’éloigner des peuples et de leurs préoccupations. Les populistes, qui voulaient défendre ces peuples et s’intéresser à leurs problèmes sont donc sortis renforcés de cette mise à l’écart. Ils étaient vus comme plus proches du peuple, alors que l’UE s’éloignait d’eux un peu plus chaque jour. L’UE a cherché à se placer au-dessus de la mêlée, en adoptant une posture « humaniste », pensant que les électeurs suivraient, mais ils ont seulement réussi à se distancer des citoyens. 

Face à la montée des populismes en Europe, les décideurs politiques européens ont voulu s’attaquer frontalement à eux. Seulement, là encore ils ont commis une erreur stratégique et n’ont contribué qu’à faire progresser le populisme en Europe. En effet, cela a conduit à la normalisation de ces partis alors que leurs thèmes de prédilection rentraient dans le débat public. En restant désespérément attachés aux valeurs morales et idéologiques, l’UE s’est décrédibilisée car le discours officiel ne prenait pas. Les populistes, forts de nombreuses années dans l’ombre à défendre les citoyens, ont été vus comme plus honnêtes et bien plus capables de faire entendre les voix contestataires. Surtout leurs réponses semblaient plus adaptées aux problèmes du quotidiens, alors que l’UE semblait incohérente et déconnectée. 

Ainsi, l’UE en voulant ostraciser les populistes s’est retrouvée plus isolée que jamais alors que l’extrême droite grandissait.

4) Comment sortir de ce piège ? Doit-elle changer de posture (cesser de se prendre pour l’incarnation du bien) ou une réelle stratégie économique (elle gère la désindustrialisation au lieu de la combattre) ?

Maintenant que ces partis ont été normalisés, et que la boîte de Pandore a été ouverte, il sera difficile de revenir en arrière. Il faut une véritable prise de conscience des décideurs politiques modérés et une nouvelle stratégie face aux populistes. 

La troisième stratégie citée plus haut, c’est-à-dire la complaisance et s’accommoder des populistes, ne fonctionne pas non plus. Cette stratégie légitime les populistes car ils sont vus comme fréquentables. Leurs thèmes de prédilection deviennent les priorités de l’agenda politique et médiatique. Cela invite les électeurs à se porter vers l’extrême droite plutôt que de revenir vers les partis modérés, car l’original est préféré à la copie. Je pense qu’il faut allier accommodation et confrontation, c’est-à-dire se montrer pragmatique en rejoignant les populistes sur certains points sur lesquels ils ont raison de se plaindre (immigration, démocratie dans l’UE ou problèmes économiques). Mais en même temps, il faut démontrer qu’ils ont tort sur certains points, et souligner leurs incohérences. Ainsi après les prochaines élections européennes, au lieu de diaboliser cette extrême droite, il serait bon ton de les inclure sur certains points et surtout se saisir des thèmes sociaux et économiques qu’ils défendent, pour se rapprocher des citoyens. Il est ainsi nécessaire d’en finir avec l’idéologie en se croyant l’incarnation du bien et revenir sur des thèmes qui importent les peuples. 

L’UE doit également faire un travail de transparence et de démocratisation. Les citoyens doivent se sentir écoutés et respectés pour les empêcher de se jeter dans les bras des eurosceptiques. Certaines causes défendues à Bruxelles sont justes et mériteraient d’être mises en avant. Le fonctionnement bruxellois que l’on pourrait qualifier d’ubuesque et anti-démocratique devrait être revu afin que les électeurs se sentent impliqués. 

Enfin, il faut que les décideurs politiques au pouvoir revoient leur logiciel politique et mettent un point d’honneur à défendre les citoyens et à résoudre les problèmes du quotidien. Avec la percée de Geert Wilders il y a quelques jours, on a pu entendre que cela inquiétait à Bruxelles car il pourrait remettre en cause la politique environnementale de l’UE. Au lieu de s’enfermer dans des lois impopulaires pourquoi l’UE ne s’intéresserait pas au combat contre la désindustrialisation, au pouvoir d’achat, à combattre l’immigration illégale, à protéger les frontières extérieures… Certaines choses sont faites sur ces points, mais ce n’est pas assez alors que les États-Unis pour ne citer qu’eux sont plus actifs pour défendre la population et l’économie, avec l‘Inflation Reduction Act ou la protection de leurs frontières en déclarant que chaque personne entrée illégalement ne pourra obtenir un titre de séjour. 

5) L’UE se prend aujourd’hui pour un acteur géopolitique faisant fi parfois de la souveraineté des Etats en la matière. Pourquoi n’arrive-t-elle pas à se concentrer sur les domaines qui sont ses prérogatives ?

L’Union européenne s’est construite sur un effet d’engrenage avec la doctrine des “petits pas”. Ainsi, vous soulevez un point important : l’empiètement de l’UE sur la souveraineté nationale des Etats perçue comme problématique pour beaucoup d’électeurs qui se reportent ainsi vers les populistes. Deux raisons à cela : la délégation par les États membres par facilité, et les thèses voulant une UE plus intégrée et importante. 

Avec la multiplication des crises au niveau international, les États membres, qui doivent  répondre individuellement à ces problèmes, permettent à l’UE d’empiéter sur les domaines traditionnels de la souveraineté des États. Ainsi par facilité les États confient la responsabilité de certains thèmes, dont la géopolitique, à l’UE, alors qu’elle ne devrait pas en avoir la charge, ou encore la stratégie sanitaire lors de la crise Covid-19. Mais cette délégation de pouvoirs est permanente et maintenant l’UE veut conserver ces nouvelles prérogatives, ce qui déplaît fortement à certains. 

Principalement on peut expliquer ce phénomène par l’idéologie et la défense à Bruxelles de valeurs humanistes qui les poussent toujours à vouloir que l’UE prenne plus de poids. Les politiciens bruxellois sont encouragés par certains États qui veulent plus d’intégration européenne arguant qu’il s’agisse du sens de l’histoire. Seulement, le sens de l’histoire est un repli des classes moyennes et populaires vers les partis eurosceptiques menaçant la survie d’une institution en perte de vitesse dans le cœur des Européens. 

Pierre Clairé, directeur adjoint des Etudes et spécialiste des questions internationales et européennes.

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Crédit photo : Giorgia Meloni på talerstolen. Foto fra 2022. sous license  (CC BY-NC 4.0) Navngivelse 2.0 Generisk

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